Pouvez-vous nous présenter votre parcours et vos activités de recherche ?
Je suis Caroline Le Roy, doctorante 2ème année en sciences de gestion. Après 8 ans passés à travailler dans les Parcs naturels régionaux à accompagner les acteurs touristiques dans leur transition environnementale et organisationnelle (socio-professionnels, OT, réseaux d’acteurs), j’ai repris mes études pour démarrer une thèse en management public. Mon objet de recherche porte sur la performance environnementale des OGD (organisme de gestion de destination) traduit dans des tableaux de bord et outils de gestion. Je travaille particulièrement sur les notions d’impacts environnementaux du tourisme à l’échelle territoriale et sur l’adaptation du secteur au changement climatique, et de manière générale à la crise écologique. J’ai la chance de réaliser ma thèse en immersion auprès de Betterfly Tourism, éditeur de logiciels spécialisé dans la prise en compte des impacts environnementaux du secteur (hôtellerie, restauration, HPA, OGD). A côté de ça, je tente de vulgariser ces enjeux de « redirection » écologique du tourisme institutionnel dans divers médias (blog etourisme.info, portail Voyageons Autrement, podcast (X)périentiel). Que de choses passionnantes à dire sur ce sujet particulièrement d’actualité.
Comment les indicateurs de tourisme durable peuvent-ils être intégrés dans un modèle global ?
Je travaille sur les concepts de tourisme à impact positif ou de « climax touristique » en référence à l’équilibre entre conciliation des parties prenantes et les 3 dimensions du développement durable appliquées à l’écosystème touristique. Sur ces notions d’indicateurs, l’importance est d’avoir une vision globale et élargie : impacts, moyens et objectifs puis résultats afin de s’inscrire dans une démarche de progrès continu. En d’autres termes, mesurer pour piloter durablement les territoires de destination, c’est bien ça la performance globale et pas uniquement la compétitivité. « Rendre publique la performance, plutôt le public performant » devrait être notre mantra car le « service public doit servir le public ». Malgré un engouement grandissant des acteurs sur le sujet du durable, la prise en compte des effets du tourisme (notamment environnementaux et sociaux) reste peu présente dans les tableaux de bord. Il s’agit alors de « dézoomer » et d’analyser les enjeux spécifiques de chaque territoire et de prioriser les attentes des parties prenantes tout en intégrant cette dimension d’impacts, sans s’enfermer dans une logique de comparabilité avec le territoire voisin.
Quelles sont les meilleures pratiques internationales en matière d’indicateurs de tourisme durable qui pourraient être intégrées dans un contexte d’intelligence territoriale ?
Il existe plusieurs exemples inspirants à l’international. Je pense notamment au Sud Tyrol. Sur la partie très opérationnelle, nous, chez Betterfly Tourism, en avons recensé dans un guide à destination des Alpes dans le cadre de la Convention Alpine. Il y en a plein d’autres. L’OMT a édité un guide avec un panel d’indicateurs intéressants et nous savons que l’ONU travaille sur la dimension vulnérabilités climatiques. Côté recherche, les travaux de Stefan Gössling de l’université de Linnaeus en Suède sont très poussés. Il a notamment travaillé sur l’empreinte écologique du tourisme. Je pense aussi aux travaux de Daniel Scott (université de Waterloo) et de Michael Hall (université de Canterbury) qui travaillent aussi sur de nouveaux indicateurs (eau, carbone, etc.). Leurs travaux, très complets, ont le mérite d’être pluridisciplinaires, globaux et opérationnels. Je pense aussi à l’indice climato-touristique de Mieczkowski qui évalue l’impact du changement climatique sur le confort du visiteur. Tous ces travaux sont très inspirants et validés scientifiquement. La question demeure sur la prise en compte de ces derniers dans les outils de pilotage, la finalité n’étant pas uniquement de rendre compte mais bien d’engager des mesures correctives. C’est la limite de certains travaux de recherche. Pour ma part, je travaille sur la traduction de ces indicateurs dans les outils de pilotage aidant à la décision et c’est un sacré challenge car certains constats nous paraissent évidents et démontrés mais les choses ne bougent pas forcément derrière.
Quelle est l’importance de la participation citoyenne dans la création et la gestion d’indicateurs de tourisme durable ?
Concrètement aujourd’hui, il n’y pas de participation citoyenne sur la gestion des indicateurs. La création d’indicateurs durables nécessite une véritable ingénierie de la data, déjà complexe pour les professionnels du tourisme, surtout quand il s’agit de sujet subjectif, comme l’acceptabilité des habitants ou pluridisciplinaire comme les flux de visiteurs. L’association des citoyens permet néanmoins de fixer des objectifs cohérents et pertinents en harmonie avec le territoire et son rayonnement.
Comment les outils de big data et l’analyse de données peuvent-ils contribuer à une meilleure gestion du tourisme ?
C’est un vrai défi pour les acteurs du tourisme. Le casse-tête de la mesure (qui doit faire rire ou pleurer les responsables des observatoires touristiques). L’accès à la donnée est un véritable problème. Quoi mesurer, comment, avec qui, … Ce sont des questions que je me pose tous les jours. L’analyse de données devrait être plus présente dans nos métiers institutionnels mais ce n’est pas la priorité aujourd’hui. A noter cependant des dispositifs de plus en plus sollicités par les territoires comme Flux Vision, ainsi que des projets ambitieux comme le Data Hub porté par Atout France. A quand un vrai observatoire global et pluriel du tourisme (débat sans fin depuis des dizaines d’années !).
Est-il possible de développer des indicateurs qui tiennent compte à la fois des besoins des touristes et des résidents ? Quel est l’impact du tourisme sur la cohésion sociale et comment cela peut-il être mesuré et intégré dans un modèle ?
On touche ici à des sujets assez subjectifs donc difficiles à mesurer. Sur le surtourisme par exemple, il sous-entend une dégradation de l’environnement, de la qualité de vie des habitants et de l’expérience vécue par le visiteur. Ce que j’appellerai « conflit d’usage ». Mais un visiteur parisien n’aura pas la même perception qu’un « provincial » sur cette perception de l’expérience, tout comme un habitant d’une station balnéaire très touristique n’aura pas le même avis que celui d’un territoire plus méconnu. Il s’agit alors de pondérer les enjeux du développement touristique avec les attentes des parties prenantes, tout en y intégrant les effets pervers du tourisme sur un territoire. Je pense notamment à la ressource en eau. A qui le décideur public doit-il répondre en premier ? A l’agriculteur qui a besoin d’irriguer, à l’habitant pour son usage courant, au propriétaire d’un golf pour l’arrosage des greens ? Cette pondération peut (et doit) se faire de manière concertée afin d’éviter ces conflits d’usage qui vont, selon moi, se multiplier dans les années à venir. En gros, le développement du tourisme, oui mais à quel prix ? Il y a des arbitrages forts à faire de la part des élus locaux qui doivent se poser certaines questions : quelle est la priorité pour mon territoire ? Qui sont les personnes les plus touchées par ces décisions ? Etc.
Comment aider à anticiper les défis futurs en matière de tourisme, comme le changement climatique ou les flux touristiques imprévisibles ?
Il faudra me poser la question à l’issue de ma thèse car c’est bien la finalité de mes recherches. Je travaille sur les concepts de stratégie de résilience servicielle et gouvernance adaptative, c’est-à-dire sur notre capacité à nous adapter face aux chocs et d’anticiper au maximum ces crises dans nos modèles organisationnels. Le secteur touristique est particulièrement agile face à la gestion de crise (pandémie, terrorisme, réforme territoriale). L’une des complexités pour la crise écologique est qu’elle nécessite une projection à long terme, ce qui n’est pas forcément dans nos manières de travailler. La vision court-termiste de nos décideurs va clairement toucher les destinations et certaines vont subir plus que d’autres. Paradoxalement, les territoires les plus économiquement dépendants du secteur, je pense notamment au littoral méditerranéen ou à la pleine montagne, sont aussi les plus vulnérables au dérèglement climatique alors qu’ils génèrent énormément de pressions sur leur environnement (naturel et humain). Intégrer une cartographie des enjeux et des parties prenantes, travailler sur les impacts avant de fixer des objectifs et débloquer des moyens à court, moyen et long terme, en ajustant les politiques de développement touristique selon les résultats obtenus, on voit la complexité de travailler sur l’anticipation d’évènements imprévisibles. D’autres secteurs arrivent à le faire (l’armée, la finance), je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas y arriver. Il faut arrêter le déni climatique, j’entends toujours des confusions entre météo et climat. Mais nous travaillons dans un secteur porteur de sens et de valeurs fortes avec des professionnels passionnés. Il s’agit néanmoins d’assumer nos choix pour l’avenir du tourisme, certains territoires vont devoir renoncer et se réorienter. Je partage quelques pistes possibles qui me semblent pertinentes : la désaisonnalité, la décongestion, la diversification et la décentralisation des décisions.
Peut-on créer un modèle qui englobe plusieurs dimensions (économique, sociale et environnementale) pour évaluer le succès d’une stratégie de tourisme basée sur l’intelligence territoriale ?
Chez Betterfly Tourism, nous renvoyons systématiquement au cadre proposé par l’ONU. Les fameux 17 ODD (pour objectifs de développement durable) que nous considérons comme un socle évident et transparent pour engager une véritable stratégie de tourisme durable. Il est en effet nécessaire d’avoir une vision globale du tourisme sans s’enfermer dans des finalités mercantiles et de fixer dans nos stratégies, la réduction de nos impacts (négatifs) tout en répondant aux attentes des différents usagers d’un territoire de destination. C’est ça le vrai tourisme durable, positif, citoyen, équilibré et résilient. Il reste encore beaucoup de travail pour le secteur, notamment une nécessaire acculturation à ces enjeux de durabilité. En effet, les personnes ressources travaillant sur le durable ou la RSO (responsabilité sociétale des organisations) disposent généralement de moyens insuffisants et de peu de pouvoir décisionnaire alors que c’est l’équilibre, le climax, qui devrait être un fil conducteur dans nos stratégies. Ce ne sont pas les moyens qui manquent dans le secteur (quelles sont les retombées réelles d’une campagne d’affichage dans le métro ? comment savoir que sa stratégie social media attire du monde hormis le nombre de pouces en l’air sur les réseaux ?). Donnons-nous l’ambition de revoir nos KPI à très long terme (2100) afin de pérenniser notre secteur orienté vers plus de résilience, voire de décroissance ?