Nathalie Fabry est professeur des universités à l’Université Gustave Eiffel, directrice de l’IFIS et responsable de la mention de Master “Tourisme”. Ses recherches se concentrent sur la diversité des usages d’un territoire qu’ils soient touristiques ou résidents, numériques ou réels. Pour aborder cette thématique des nouveaux espaces-temps du tourisme, Nathalie Fabry revient sur la sémantique de ces termes pour partager son regard sur leur définition.
La notion d’espace a-t-elle un sens dans le tourisme ?
C’est une notion floue tant les pratiques touristiques proposées diffèrent. C’est un contenant ; un lieu qui porte des activités touristiques et accueille des visiteurs communément appelés touristes. Cet espace varie entre un espace clos (parc de loisirs, zoo, musée, etc.) à un espace ouvert (parc régional, forêt, campagne, ville, montagne, etc.). Je préfère alors la notion de territoire à vocation touristique ou de territoire touristique.
…qu’en est-il de la destination ?
Une destination est visitée et formatée à l’usage des touristes. Un territoire touristique est habité et façonné pour des usages multiples, ce qui peut engendrer des tensions et des contradictions. En réalité, les visiteurs font rarement la différence entre une destination et un territoire touristique. Ils recherchent simplement un lieu à visiter ce qui peut mener à certains conflits d’usages.
Ainsi, le territoire à vocation touristique s’adresse aux visiteurs temporaires mais doit aussi composer avec les résidents permanents et les salariés qui travaillent sur ce territoire. De plus, pour assumer son statut de destination, le territoire doit supporter la construction et l’entretien d’infrastructures souvent indivisibles et coûteuses.
Un territoire à vocation touristique doit donc surdimensionner la plupart des équipements et infrastructures au regard du nombre de ses habitants permanents. A cela s’ajoute la fourniture de services qui revêt aux yeux des visiteurs une importance croissante comme la santé, la sécurité ou le respect de l’environnement. Et pour compléter, il doit, d’un point de vue touristique, assurer la gestion de sa capacité de charge physique (surfréquentation), la gestion environnementale (pollution, engorgement, destruction de la biodiversité), et la préservation culturelle et sociale (respect des traditions).
Avec cette prise de hauteur, on perçoit alors la portée du dilemme rencontré par les territoires touristiques. Ils sont tiraillés d’une part entre le désir de développer le tourisme pour engranger des recettes touristiques et d’autre part, par celui de favoriser le développement du territoire par le tourisme sans pénaliser ou exclure les populations résidentes. Le territoire touristique est un écosystème complexe engagé dans un processus d’adaptation perpétuelle.
Devons-nous différencier les espaces réels des espaces imaginaires ?
Le terme « destination » permet de s’affranchir des frontières administratives et de se focaliser sur les frontières symboliques d’un territoire à vocation touristique. Prenons l’exemple de Disneyland Paris, pour un visiteur, le parc se situe à Paris. Cependant, le parc est en région parisienne, administrativement, en région Ile-de-France, sur l’agglomération du Val d’Europe.
L’imaginaire reconstruit les frontières mais peut aussi porter atteinte à l’expérience visiteur. Il donne envie de visiter une destination mais peut générer des déceptions. Par exemple, le « syndrôme de Paris », pour des Japonais, crée une déconnexion entre l’imaginaire qui leur est proposé et la réalité de leur expérience in situ.
Devons-nous différencier les espaces réels des espaces virtuels ?
Je pense que le nouvel espace peut devenir numérique avec la réalité étendue (RE) qui regroupe la réalité virtuelle et la réalité augmentée. Les apprentissages techniques et l’acculturation à la réalité étendue sont en phase de massification. On peut supposer une croissance rapide et certains acteurs ont profité de cette crise sanitaire pour tester le dispositif : Bonjour Québec, Metaverse Séoul, Virtual Helsinski 360°, Incheon, Sharjahverse.
L’espace est donc questionné par ses frontières mais aussi par sa sédentarité. Après l’intrusion des plateformes numériques qui encouragent les personnes à regarder du contenu depuis chez elles au profit d’excursions le week-end, c’est maintenant le « voyage immobile » qui questionne les déplacements plus longs. La notion d’espace touristique dans ce sens sera à reconsidérer, mais sans doute uniquement pour une niche de voyageurs.
Pour compléter et pour rejoindre la thématique des espaces-temps, la RE ajoute aussi une dimension temporelle, ce qui ouvre le champ des possibles pour développer une autre dimension du tourisme : reconstitutions historiques, visibilité d’espaces détruits par le réchauffement climatique, vision d’une destination dans le futur, etc.
Devons-nous différencier le temps du loisir et le temps du voyage ?
A l’échelle du monde, la démocratisation du tourisme a ouvert la voie au surtourisme et à la croissance quasi-illimitée des mobilités carbonées. Le monde est vaste alors pourquoi les visiteurs se concentrent-ils aux mêmes endroits ? Les réseaux sociaux ont leur part de responsabilité tout comme le temps alloué au tourisme dans nos sociétés. Ce temps est scindé en « saisons » et en « périodes de vacances » si bien que les périodes en intersaisons et extra vacances sont des périodes à faible tourisme. Nos sociétés exploitent mal la différence entre le temps du tourisme et le temps pour le tourisme.
Devons-nous différencier les espaces-temps du tourisme avant crise et après crise sanitaire ?
La crise sanitaire de la Covid-19 a mis à jour la fragilité du tourisme face à un choc exogène d’envergure mondiale. En asséchant immédiatement et simultanément offre et demande (fermeture des frontières, confinements, fermetures administratives des aménités touristiques), la crise sanitaire a constitué un point de rupture d’avec les pratiques touristiques antérieures. Ces pratiques étaient identifiées, à bas bruit, comme le symbole d’une mondialisation excessive des voyages (hypermobilité carbonée, surtourisme, tourisme de masse, émissions de gaz à effet de serre, etc.). Le virus est désormais endémique et le monde a appris à vivre avec.
En fait, la crise sanitaire a révélé l’inéluctabilité de la transition écologique et la nécessité non seulement de transformer les habitudes et pratiques touristiques mais surtout de changer de paradigme. Les anglo-saxons parlent de new normal, de sustainability paradigm ou encore de sustainable futur. Je préfère celui de tourisme à très faible impact environnemental. Des notions clés doivent désormais être mobilisées comme la résilience adaptative, l’intelligence territoriale, et l’innovation. A court terme il faut s’adapter et à plus long terme il faut se transformer. C’est facile à énoncer et beaucoup moins aisé à mettre en place. La période actuelle est donc une période charnière entre un monde révolu et un nouveau monde aux contours encore trop incertains. Un tel moment critique peut paraître à certains anxiogène ; à d’autres, la complexité de la situation est telle qu’elle génère procrastination et fuite en avant. Il y a aussi ceux qui, à leur échelle, tentent de répondre au défi de la durabilité. Ceux-là portent le tourisme du futur, qu’on pourra aussi appeler les nouveaux-espaces temps du tourisme.