Aurélie Krau, Consultant & Public speaker, Festive Road
Selon vous, quelle place a le bien-être du collaborateur dans les dispositifs liés aux voyages d’affaires aujourd’hui ?
Nous traversons une période de grève où les déplacements sont chamboulés et il est flagrant que tout ce qui est lié au voyage d’affaires touche le bien être du collaborateur. Lors d’un déplacement, les collaborateurs sont focalisés sur l’objectif de leur déplacement mais pendant ce temps, la vie de bureau continue et il faut ensuite rattraper le retard. Une enquête montre que lorsqu’ils sont en déplacement, le soir, les voyageurs préfèrent rester dans leur chambre d’hôtel pour travailler. Finalement, ils travaillent plus qu’en restant au bureau. Cette pénibilité et ce temps de travail ne sont pas forcément reconnus par l’employeur. Il faudrait je pense prévoir des dispositions pour encadrer cela.
Comment pensez-vous que les entreprises peuvent intégrer ces deux facteurs là ?
On commence à avoir des dashboards qui les prennent en compte mais cela reste très rare. On a les données mais les indicateurs viennent très doucement. On pourrait calculer par exemple le score des frictions et de la pénibilité des déplacements. On ne fait pas d’efforts pour aller le chercher car d’une part cela coûte de l’argent et d’autre part cela peut être impactant d’un point de vue personnel car on ne se rend pas forcément compte du temps passé. D’un point de vue ressources humaines, cela semble pourtant primordial.
Quels sont finalement les freins à la mise en place de ces indicateurs ?
Les KPI ne sont aujourd’hui que drivés par la finance. Or, ce sont des humains qui font fonctionner une entreprise et qui sont responsables de son succès. il faudrait que les Ressources Humaines aient une réelle place autour de la table. Elles doivent être au coeur de la réflexion pour passer d’une politique voyages à une politique voyageur. Franck Riboud le mentionnait lors de la masterclass GBTA de juin dernier, ce que les travels managers ne doivent pas oublier, c’est que les règles mises en place sont pour leurs collègues : leurs décisions ont un lien direct sur le quotidien de leurs collègues. Je pense que cela serait possible si tout le monde travaillait ensemble.
Les hôtels sont devenus des lieux de vie. Les fournisseurs prennent aussi en compte tous ces changements.
On ressent qu’il y a un vrai paradoxe entre d’une part, les enjeux financiers et d’autre part, la volonté de prendre de plus en plus en compte le bien-être du voyageur…
Oui, ce qui est fou, c’est que l’un n’empêche pas l’autre. Aujourd’hui, c’est assez compliqué de calculer l’impact de tous ces déplacements parce que ce n’est pas tangible. Les acheteurs n’ont aujourd’hui pas de visibilité sur ce que vivent leurs collaborateurs. Or, en mettant en place des dashboards, parce qu’on a les données, c’est possible.
Par exemple, la partie expérience n’est pas prise en compte parce qu’elle n’est pas mesurée. On pourrait utiliser toutes les statistiques de la personne, cela donnerait des indications sur sa personnalité en tant que voyageur.
L’expérience va aussi passer par de la gamification, sur la partie outil et le traitement de programmes de fidélité. Ce dernier point ne sera valable que si l’on arrive à résoudre l’éternel débat au sujet des points accumulés.
La prise en compte du bien-être sont-ils les mêmes au niveau international et au niveau français ?
Non, il y a des initiatives bien plus avancées aux USA par exemple. On va citer l’éternel Google, avec leur programme voyage qui offre une grande liberté. Leur outil interne est 100% compliance, c’est de l’open booking contrôlé. Ils savent où sont leurs voyageurs car chaque collaborateur en déplacement indique ses données dans leur outil. En France, on se sert beaucoup trop du duty of care comme d’une excuse pour ne pas innover. Les solutions existent et sont possibles. Responsabiliser le collaborateur est une bonne entrée, la géolocalisation n’est pas systématiquement perçue comme une surveillance. Les TMC ont un pouvoir d’action dans cette optique. Je pense qu’elles ne jouent pas assez leur rôle sur ce point. Elles doivent revoir leur business model et leurs services. Pour continuer dans les études de cas, Microsoft a créé des persona. Ils ont un service dédié à l’expérience des employés et y intègrent le voyage. Ils ont un département qui s’occupe de la data et tous travaillent ensemble avec les Ressources Humaines. Ils ont l’un des plus grands programmes voyage du monde et ont réussi à structurer et analyser onze sources de données. À partir de là, ils ont créé quatre persona en fonction des comportements des voyageurs. Chaque salarié va pouvoir s’identifier et adapter ses comportements et besoins en fonction de cela. Ils font alors un programme voyageur adapté à chaque persona afin de parler le langage de leurs collaborateurs.
Des enquêtes ont été mises en place directement au retour du voyage. Leurs taux de réponses sont bien meilleurs et le taux d’engagement explose parce qu’ils ont su écouter et prendre en compte leurs salariés.
Cela signifie-t-il que le voyageur est davantage impliqué ?
Oui, tout à fait. Il y a un vrai changement, surtout aux États-Unis, ils travaillent main dans la main avec les voyageurs. Ils font très attention à l’expérience de leurs collaborateurs. Les entreprises utilisent l’automatisation pour les opportunités d’économies possibles, pour influencer vers les bons comportements. Elle est utilisée pour une meilleure compliance aussi et cela entraîne un duty of care plus effectif. Les témoignages internes sont également beaucoup pris en considération dans cette démarche.
Les OBT sont-ils prêts à ces changements ?
Nous avons lancé une étude qui montre que 73 % des travels managers sont moins satisfaits par les outils corpo que ceux qu’ils ont dans le loisir. Il faut que cela change. Les études faites montrent qu’ils ont conscience des besoins. Aujourd’hui, je pense que certains OBT essaient d’innover en ce sens. Le problème est l’investissement que la mise en place du changement implique. Ce qui leur faisait aussi défaut étaient les contrats de reseller. Il y a des choses qui existent mais qui ne sont pas forcément activées par la TMC, c’est cette relation triangulaire qui est un peu compliquée.
Est-ce que vous pensez que les nouveaux modèles, type Fairjungle ou Ekotrip peuvent apporter des solutions ?
Pour l’instant, je ne vois pas vraiment de différence, on n’est pas encore au niveau d’un Travelport qui arrive avec une couche d’intelligence artificielle native et intégrée. Le paramétrage de l’outil n’a rien à voir avec le paramétrage que nous connaissons. Je crois qu’il faut vraiment réfléchir à repenser sa politique voyages. Nous pensons, côté Festive Road, qu’il y a trois types de voyageurs et qu’on ne peut pas être deux types à la fois. Soit le voyageur est drivé par les prix, soit par l’expérience, soit par tout ce qui est fidélisation. Nous interrogeons plus de 10 000 voyageurs par an et c’est ce qui ressort. Je pense qu’il faut construire les politiques voyages à partir de ça et que cela se retrouve dans les outils. La mentalité des nouveaux entrants dans la vie professionnelle est de résoudre le problème, quelles que soient les procédures actuelles, c’est un véritable challenge. Je pense qu’on va arriver à une politique voyages qui tend à disparaître au profit d’une technologie qui est de plus en plus intelligente, avec des outils flexibles en fonction du contexte d’un voyage. Aujourd’hui, avec le prédictif, nous sommes capables de prévoir le coût d’un voyage et de l’anticiper. Les nouveaux outils permettent de prendre en compte l’expérience, c’est ce qu’il faut valoriser.
Quel sera le rôle des acheteurs dans cette évolution ?
Quand j’entends un acheteur dire “c’est moi qui décide, les voyageurs n’ont rien à dire”, cela me révolte. J’essaye de comprendre, même si le collaborateur entend et comprend que son entreprise ne veut ou ne peut pas tout payer, je pense qu’il faut réfléchir à la valeur de sa politique voyages et à l’impact que cela a sur le collaborateur en général pour arriver à une collaboration intelligente et efficace pour l’entreprise.
Ce sera à chaque entreprise de faire ses choix et d’oeuvrer mais c’est une superbe opportunité. C’est pour moi le futur du travail et cela va forcément impacter les politiques voyages. La jurisprudence française est encore assez complexe à ce sujet, je pense que des assurances vont se positionner sur ce point. Tout le monde comprend qu’il y a des règles, ce sont des déplacements professionnels, c’est normal mais il faut saisir l’opportunité de repenser ces politiques voyages. Le message à envoyer n’est pas de dire qu’on va résoudre tous les problèmes mais de dire qu’on va les prendre en compte. Il y a trop d’entreprises qui perçoivent le voyage comme un centre de coût. Une politique voyages doit représenter l’ADN de l’entreprise et ce n’est pas souvent le cas malheureusement. Il faut déjà voir comment l’entreprise perçoit les déplacements de ses collaborateurs.
Le voyageur moderne répond à trois thèmes : 1) apprendre et connaître pour qualifier son offre ; 2) “sois là où je suis”, utiliser les nouvelles applications, avec Slack, WhatsApp, Messenger, c’est comme ça qu’on utilise les services clients aujourd’hui et que les usagers veulent communiquer avec les entreprises. Les OBT ont un gros effort à faire sur le support. Les TMC commencent à le faire correctement. 3) “Dis moi uniquement ce que j’ai besoin de savoir”. L’idée est de stopper le bruit et de mettre en avant la qualité.
Comment devraient évoluer les politique voyages ?
Je pense que nous sommes mauvais pour articuler la proposition de valeurs d’une politique voyages. Il faut simplifier et clarifier. Nous proposons aujourd’hui des politiques voyages sous forme d’infographie, en une page, ça change tout. Nous avons une étude de cas avec Amgen, ils ont remis à plat toute leur politique voyages. Ils ont interrogé tous leurs collaborateurs pour comprendre ce qui n’allait pas et ils ont complètement revu leur budget par rapport à cela. Alors qu’il y avait quarante questions, il y a eu 60 % de taux de réponse. Ils ont réalisé que le taux de satisfaction était plutôt bon mais ce que les voyageurs voulaient, c’était des options de booking plus vastes, une application qui présente les choses d’une manière simple, ils voulaient plus de temps de repos après le voyage et davantage de retours de la part de leurs collègues. Amgen a pris en compte cela, a mis en avant les quatre priorités des voyageurs et a revu sa politique voyages en fonction de cela. Le besoin des voyageurs était sur des choses annexes, le taux de satisfaction global était plutôt bon. Oui, cela coûte du temps et de l’argent pour être mis en place mais il y a tellement à gagner en valeur plus large que cela vaut vraiment la peine. Le sourcing uniquement drivé sur les coûts ne peut fonctionner.
À leur décharge, je note que les départements travel sont de moins en moins bien équipés en ressources humaines. Ils doivent donc gérer le quotidien qui est déjà très chargé, c’est difficile dans ce cas de mettre en place une stratégie et d’avoir une vision. C’est pour ça qu’il est souhaitable que les Ressources Humaines puissent avoir une place autour de la table de négociations. Il existe déjà des outils RH qui permettent d’avoir des données sur les absences ou les départs mais on ne fait pas le lien aujourd’hui avec la PVE. Il faut arrêter de la traiter en silo.
Les nouvelles générations rejettent de plus en plus le management vertical et veulent aller dans une entreprise où elles se sentent bien. Quel est le rôle du déplacement professionnel dans ces exigences ?
Là où je trouve que nous avons de gros efforts à faire, c’est pour articuler ce branding employeur dans le voyage. Les entreprises le font un peu mais dans la politique voyages, on n’a pas cet aspect affinitaire. Il n’y a pas de propositions de valeurs dans leur politique voyages. L’affinité, cela se crée. On ne vend pas les bénéfices de notre package travel. Il faut prendre le temps et investir pour cela. Je pense qu’il faut réussir à créer une marque employeur spécifique à la branche travel. Si j’ai un message à faire passer, c’est d’être plus curieux et de regarder ce qui se fait, aussi en dehors de notre secteur. On peut essayer de comprendre et d’appliquer les mécaniques qui rendent les marques de loisirs comme Netflix ou Amazon aussi adorées de leurs clients.