La smart destination comme outil de gestion du territoire

Naïma Aïdi

Poste : Université Gustave Eiffel, laboratoire Dicen-IdF Doctorante

Pouvez-vous nous présenter votre parcours et votre travail de recherche actuel ?

Mon goût pour le tourisme et mon intérêt pour les problématiques sociétales, numériques et environnementales en lien avec le tourisme m’ont conduit en 2020 à initier une thèse de doctorat sur la smart destination, au sein de l’université Gustave Eiffel et du laboratoire Dicen-IdF. Je suis actuellement en train de finaliser ce travail de thèse qui m’a permis d’étudier en profondeur le phénomène de la smart destination et du smart tourisme, et sa portée au sein des territoires touristiques. En abordant mon sujet de recherche à travers l’intelligence territoriale, j’ai pu observer et analyser la manière à travers laquelle les acteurs développent leur capacité à s’organiser, à s’adapter, et à collaborer pour répondre aux enjeux actuels du tourisme. Ces trois années ont aussi été l’occasion de révéler mon appétence pour les territoires touristiques intelligents qui présentent des situations problématiques telles que la surfréquentation touristique ou les conflits d’usage de l’espace entre les touristes et les résidents, et plus généralement la mutation des pratiques touristiques.

 

Pouvez-vous nous présenter les notions de smart tourisme et/ou smart destination et préciser en quoi ils diffèrent des modèles de gestion traditionnels ?

La smart destination et le smart tourisme sont dérivés du modèle de la smart city, et font depuis une dizaine d’années l’objet d’une riche conceptualisation dans la littérature internationale. Dans le tourisme, le préfixe smart tend à englober tout ce qui se réfère aux technologies de l’information et de la communication (Wifi, sites web, plateformes de services, analyse de données massives, intelligence artificielle, réalité augmentée, etc.), avec la volonté de rassembler des acteurs autour d’un langage commun. De manière rétrospective, l’évolution du tourisme s’est effectuée main dans la main avec l’essor de l’Internet et des progrès technologiques qui l’ont accompagné. En moins de deux décennies, nous avons pu observer ces différents développements à travers les notions de e-tourisme, de m-tourisme ou de tourisme numérique. Ces notions de smart destination et de smart tourisme résultent de ces évolutions.
Sur le plan théorique, la smart destination renvoie à une destination qui incorpore les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) dans son organisation pour permettre aux acteurs parties prenantes d’échanger plus facilement des informations, de développer des systèmes d’intelligence de destination (analyse de données massives, informations en temps réel, etc.) et des infrastructures physiques et numériques qui supposent de garantir un développement durable des territoires touristiques. Alors que le smart tourisme est avant tout porté sur l’expérience touristique pour faciliter l’accès à des informations contextualisées et en temps réel aux touristes. Le smart tourisme est une fonction structurante de la smart destination et une composante de la smart city.
Dans la pratique, il est possible d’observer trois tendances qui sont directement corrélées aux politiques touristiques menées au sein de différentes zones géographiques. En Asie, la smart destination présente une approche centrée sur la technologie avec des investissements importants pour développer les infrastructures technologiques. En Europe, la smart destination est tournée vers le smart tourisme et est abordée depuis la perspective de l’usager pour améliorer l’expérience de la visite, en attribuant au touriste le rôle de consommateur et de producteur de données et d’informations. En Australie, la smart destination s’intéresse aux problématiques de la gouvernance avec en toile de fond les données qui permettent une meilleure interconnexion des acteurs pour notamment faciliter la communication et les prises de décision.
Ensuite, l’approche empirique pour étudier des notions comme la smart destination et le smart tourisme permet d’observer un décalage majeur entre la conceptualisation théorique et les pratiques des acteurs au sein des territoires touristiques. Je considère la smart destination comme étant un dispositif socio-techno touristique qui se superpose à la stratégie touristique des destinations.

 

Sur quelles destinations avez-vous travaillé pour rendre compte de ces notions ? Pourquoi avoir choisi ces destinations ?

Durant ma thèse, j’ai eu l’opportunité de réaliser mes enquêtes de terrain à Florianópolis dans le sud du Brésil, à Malaga en Andalousie et dans le sud de la France à Nice. En plus d’être situées en milieu urbain et sur le littoral, ces trois destinations touristiques ont en commun d’être impliquées dans une démarche de smart destination et/ou de smart tourisme. Compte-tenu de la mondialisation des voyages et des enjeux contemporains du tourisme, je souhaitais développer une approche internationale pour mieux comprendre comment se matérialise et s’incarne une smart destination au sein de territoires touristiques qui sont différents. Pour ce faire, j’ai adopté une approche systémique en réalisant des entretiens avec plusieurs types de parties prenantes (institutions, touristes, résidents), pour mieux comprendre l’agencement et l’organisation d’une smart destination, en me concentrant sur ce qui relie les acteurs, la technologie et le sens qui en résulte. L’objectif était aussi de relever les similitudes et les spécificités de projets de smart destination pour lesquels les acteurs ont tendance à se baser sur un concept plutôt standardisé, tout en se situant sur des territoires qui présentent des différences significatives (culture, politique, dotations, etc.).

Quelles sont les technologies de l’information et de la communication (TIC) spécifiques qui sont actuellement utilisées ou prévues pour être mises en œuvre dans le cadre de ce projet de destination touristique intelligente ?

Au niveau des TIC, l’immersion sur le terrain permet aussi d’observer un écart plus ou moins marqué entre la théorie qui met notamment l’accent sur des technologies ultrasophistiquées et les pratiques des acteurs au quotidien. L’utilisation des TIC présente un degré de développement assez disparate selon le territoire sur lequel on se situe. De plus, la manipulation de certaines technologies intelligentes ou l’analyse de données massives requièrent de disposer de compétences particulières qui ne sont pas toujours développées ou qui sont en cours d’acquisition. En guise d’exemple, en 2020, Malaga a mis en place un système d’intelligence qui s’adresse aux acteurs impliqués dans le développement de la destination touristique et aux professionnels du tourisme. Il s’agit d’une plateforme publiée en ligne qui permet de gérer les données touristiques et de présenter des informations actualisées et contextualisées (évolution du nombre et du type d’hébergement, concentration touristique, nombre d’arrivées des touristes, évolution du nombre d’entreprises touristiques, etc.), avec l’objectif de renforcer la gouvernance pour faciliter l’atteinte des objectifs définis dans le plan stratégique (compétitivité, innovation, technologie, tourisme durable, etc.). En parallèle, plusieurs dispositifs tels que des QR codes, des audioguides ou des bornes d’informations numériques ont été placés aux abords des sites touristiques pour faciliter l’expérience du touriste. À Nice, le projet smart destination permet d’apprécier l’innovation technologique à travers l’interconnexion des données de la smart city aux données touristiques, dont l’objectif était de mieux valoriser les informations touristiques en ligne des petites et moyennes structures qui sont souvent invisibilisées par les grandes entreprises du numérique (Booking, Airbnb, TripAdvisor, etc.), et d’assurer un continuum informationnel pour accompagner l’itinérance des touristes entre Nice et les régions italiennes du pourtour méditerranéen.

Quelles sont les parties prenantes impliquées dans le développement de ce projet ? Pouvez-vous décrire comment les acteurs publics et privés collaborent pour atteindre les objectifs de la destination touristique intelligente ?

La smart destination s’organise dans un écosystème touristique qui est composé d’une multitude d’acteurs (institutions touristiques, entreprises, associations, résidents, touristes, etc.), qui évoluent dans un environnement hybride (physique et numérique). Les dimensions touristiques, territoriales, technologiques ou encore interactionnelles qui sous-tendent à la smart destination, apportent un certain degré de complexité dans son organisation. La pluralité d’acteurs qui sont animés par des intérêts différents permet d’observer plusieurs catégories de parties prenantes, qui vont déterminer l’agencement de la smart destination, tout autant qu’une diversité de scénarii qui diffère en fonction du contexte touristique, historique et politique de la destination.
Globalement, les parties prenantes primaires de la smart destination sont généralement les acteurs institutionnels locaux qui organisent et décident, compte-tenu du pouvoir et de la légitimité qui leur sont conférés. Les institutions touristiques publiques ont tendance à collaborer avec des entreprises privées pour les questions en lien avec l’innovation technologique ou pour faire appel à des prestataires privés pour remplir une mission spécifique ou combler un manque de compétences au sein d’une équipe déjà constituée. Ensuite, le constat sur lequel j’ai pu aboutir dans le cadre de mes enquêtes est que les destinations touristiques ont tendance à conserver une organisation verticale en dépit du fait qu’elles sont engagées dans un projet de smart destination, qui encourage plutôt un type de gouvernance flexible et adaptative.
En partant du principe que la smart destination est souvent adossée à la politique touristique de la destination, les parties prenantes impliquées dans un projet de smart destination ne perdent jamais de vue les objectifs stratégiques qui sont principalement définis dans une logique de compétitivité, de gain de parts de marché, de croissance touristique et d’attractivité. Considérer la smart destination comme un dispositif permet de révéler le jeu des acteurs qui contribue à positionner les objectifs et les besoins, au moyen de règles et de procédures qui soutiennent la trajectoire stratégique de la destination. À cet effet, intégrer les touristes et les résidents comme parties prenantes de la smart destination permet de révéler les limites de l’innovation, qui porte davantage sur la dimension technologique que sur la dimension sociale ou environnementale.

Comment le projet de destination touristique intelligente à Florianópolis vise-t-il à répondre aux enjeux environnementaux et à promouvoir un tourisme durable ?

Le projet smart destination à Florianópolis fait suite à un projet pilote initié par le Ministère du Tourisme du Brésil qui s’inspire largement de la méthodologie de destination touristique intelligente déployée en Espagne. Ce projet de smart destination est coordonné par la direction du tourisme de la municipalité, avec pour objectifs de stimuler la compétitivité et d’insérer la destination dans la transformation numérique. Eu égard à l’historique du développement de la destination Florianópolis, qui encore récemment ne considérait pas le tourisme comme étant un secteur porteur, et dont l’organisation était laissée aux seules mains des investisseurs privés, ce projet de smart destination représente une opportunité inédite pour renforcer l’institutionnalisation du tourisme et faire se rapprocher les secteurs public et privé. Florianópolis est un territoire qui possède une double spécialisation : le tourisme et la technologie. Avec ce projet de smart destination, les deux secteurs ont entamé des collaborations pour développer des solutions technologiques visant à disposer de données pour analyser les flux touristiques ou offrir des informations contextualisées pour les touristes. Dans le même temps, ce projet de smart destination se focalise grandement sur l’innovation technologique, en occultant des problématiques majeurs qui impactent directement l’environnement ou la mobilité de ce territoire insulaire. L’idée d’appliquer une méthodologie de smart destination européenne sur un territoire touristique brésilien met en lumière les dissonances et les limites d’un modèle standard incarné par la smart destination et son approche à tendance solutionniste.

En tant que chercheuse, quelles sont vos attentes par rapport aux résultats de votre étude ? Quels impacts espérez-vous que ce projet de destination touristique intelligente aura potentiellement sur d’autres destinations similaires ?

Sur le plan de la recherche, cette étude vise à mieux comprendre la mise en application d’un projet de smart destination au sein d’un territoire touristique, et à apporter des éléments de réponse quant à sa capacité à produire un tourisme innovant et durable. En problématisant la smart destination autour de notions telles que la résilience ou le dispositif, il a été possible de révéler le potentiel innovant de ce modèle de destination. Dans le même temps, il a aussi été possible de corréler les conditions de sa réussite à la capacité mais plus encore à la volonté des acteurs décisionnaires de redéfinir leur stratégie pour s’aligner avec les enjeux actuels du tourisme, qui tendent à converger vers les transitions écologiques et numériques.