Repenser l’évasion et l’imaginaire touristique

Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin

Poste : Artistes

 

Pouvez-vous nous présenter vos parcours pour devenir artiste ?

Gwenola vient d’études en cinéma art et vidéo. De mon côté, je viens d’un parcours orienté urbanisme et architecture. Nous avons commencé à travailler ensemble avec un autre ami architecte et nous avons formé un collectif appelé No go voyage. Le projet n’était pas forcément artistique mais plutôt guidé par la curiosité de faire découvrir les zones de Paris où on n’allait jamais. Puis Gwenola y a insufflé une touche plus artistique avec des performances, des explorations et des dispositifs de voyage qui réinventent le voyage dans le proche. Il y avait un intérêt à la fois architectural, urbain, artistique mais aussi participatif.

 

Pouvez-vous nous partager l’un de ces projets ?

Dans nos projets, nous avons proposé beaucoup de voyages comme par exemple “Le tour de la banlieue parisienne en 14 bus”. Ce voyage consistait à faire le tour de la petite couronne en bus RATP, passant d’un bus à l’autre, sans jamais passer par aucun «lieu». Pour accompagner ce voyage, nous donnions aux personnes qui le souhaitaient une carte touristique avec toutes les correspondances et un ticket journée. En restant toute la journée dans le bus, ce tour se rapprochait quasiment d’une enquête ethnographique.
Nous proposions aux personnes de ramener un reportage photo. C’est intéressant parce que nous avions à chaque fois une discussion vraiment extraordinaire sur leur expérience alors qu’ils avaient passé huit heures dans un bus. La plupart des participants qui ont fait cette expérience sont ressortis enrichis, alors que d’autres se sont ennuyés.

 

A quelle typologie de personnes s’adresse ces expériences ? Comment les avez-vous diffusées ?

Ces expériences sont vraiment destinées à tous. Nous avions un lieu d’exposition associatif dans le 11e qui était construit comme une agence de voyages. Nous proposions également ces expériences sur notre site web de l’époque. S’ils acceptaient, ils recevaient la carte touristique et un billet pour la journée. En échange, nous demandions leur retour d’expérience. C’était un public gigantesque pour nous à l’époque, mais c’était à chaque fois des rencontres individuelles. Vos projets sont-ils toujours itinérants ? Pas forcément. Nous avons demandé à des personnes de rester postées dans le Forum des Halles à Paris pendant plusieurs heures d’affilée et juste de regarder ce qui se passait autour d’eux. Ce projet était à la fois sociologique et artistique et cela interrogeait l’immobilité dans un lieu de passage. Avant qu’il soit rénové, le Forum des Halles nous intéressait car il était un peu décrépi, très mal aimé et à la fois central, où tout le monde allait: parisiens et banlieusards ou touristes. Ce lieu, tout à fait étrange et paradoxal, méritait donc qu’on s’y arrête et qu’on le regarde. Pour nous, on pouvait faire du tourisme dans le Forum des Halles à Paris. En plus, c’est un lieu où tout le monde se croise forcément sans se rencontrer. On se rend compte du monde uniquement lorsqu’on reste immobile. Et pour que le voyage se fasse, il suffisait de rester immobile pour rencontrer des gens, de sortir de son activité habituelle. C’est passionnant car souvent les sociologues ont décrit le tourisme comme un déplacement vers d’autres lieux. De notre côté, nous avions souhaité faire un peu l’inverse avec ce projet.

 

Avez-vous fait l’expérience de ce ralentissement et de cette contemplation également ?

Oui complètement. Gwenola est restée trois heures à monter et descendre le grand escalier d’entrée du Forum des Halles. Moi, je suis resté dans la salle d’échanges du RER pour faire de la méditation dans la foule, dans un lieu qui n’y était pas proposé. Dans ces approches, nous nous sommes rendus compte que nous étions entourés de gens en perpétuel mouvement, ce qui créait un espace propice à la méditation. C’était fascinant de voir ces milliers de personnes qui passent et qui se renouvellent en permanence comme sortant des tuyaux d’une machine. C’était quelque chose de tout à fait fantastique.

 

Pouvez-vous me présenter ce projet de cartes postales actuellement exposé à la fondation EDF ?

Dans ce projet, nous interrogeons la carte postale comme objet touristique. Nous avons un souvenir des lieux à travers l’édition de carte postale. Nous sommes partis du constat qu’aujourd’hui, quasiment aucune carte postale de banlieue n’existe à part le Stade de France, La Défense et Disneyland. Alors que, fin du XIXème et début du XXème siècle, les cartes postales étaient présentes quasiment dans tous les points de banlieue.
Il y a 15 ans, nous avons donc décidé d’en éditer. A l’époque, la carte postale avait encore un rôle dans le souvenir touristique. Nous nous sommes dit que ces territoires manquaient vraiment d’images. L’image que nous pouvons avoir des banlieues est souvent réduite à des caricatures de banlieue. Évidemment, nous ne voulions pas nous limiter à ce stéréotype. Nous voulions aller chercher des images qui soient d’autres images de banlieue et qui interrogent autrement la banalité en banlieue. Nous avons passé des années et des années à sillonner toutes sortes de banlieues de Paris, dans tous les sens pour recueillir des images, que nous avons transformées en cartes postales puis en séries. Il y a aussi un petit côté vintage intéressant, plus traditionnel, un peu fleur bleue. Cependant, l’objectif était bien de s’en servir comme d’un mode d’expression très simple et très direct.

 

Aujourd’hui, la carte postale a-t-elle toujours un sens ?

On parle beaucoup de la carte postale parce qu’elle a tendance à disparaître justement, à l’instar des réseaux sociaux. Finalement, le souvenir de vacances, qui au départ était physique et partagé aujourd’hui, devient numérique et multiplié. Les territoires photographiés sont des territoires qui ont énormément bougé, qui ne sont plus du tout les mêmes. Et c’était un peu l’idée dans ce projet: garder une trace puisqu’il y a pas mal de cités qui ont été détruites, reconfigurées et réhabilitées. C’est un territoire qui souffre qui mérite une trace. La carte postale sert souvent à ça : on voit les cartes postales de nos grands-parents, de nos parents et on se dit que c’était comme ça avant. C’est une mémoire et un patrimoine. Le tourisme a permis à ce patrimoine de continuer d’exister.

 

Pouvez-vous revenir maintenant sur votre deuxième œuvre exposée à la Fondation EDF, sur un autre symbole du tourisme : le globe terrestre avec le projet Globodrome ?

Oui, c’est un film qui est fait dans un monde virtuel bien connu, qui s’appelle Google Earth (et non Google Maps). A l’époque, Google avait pour ambition d’aller du côté du métavers. Il y avait pas mal de photos partagées et géolocalisées. Le projet était de voyager à travers le récit  de Jules Verne, en reprenant le même itinéraire que Passe-partout dans le tour du monde en quatre-vingts jours.
Évidemment, ce n’était pas la même chose de voyager dans un espace virtuel que dans un espace physique. Nous questionnons donc ici ce que pouvait signifier ce voyage virtuel. Comment apprendre la géographie, l’histoire d’un pays, quelle impression des lieux? Donc le film est assez long, il dure une heure dix parce qu’il prend son temps. A chaque ville et pays, on racontait les lieux et parfois les dérives. Par exemple, dans la Silicon Valley, l’idée c’était d’aller interroger les idéologies, les visions.

 

Comment cette œuvre rend-elle hommage à Jules Verne ?

Jules Verne avait pris pour habitude d’emmener ses personnages dans des lieux qu’il n’avait pas forcément visités. Et moi je n’avais pas visité tous les lieux du tour du monde en quatre-vingts jours non plus. L’idée, c’était de voyager par l’information. C’était l’un des premiers écrivains à utiliser l’encyclopédie et les connaissances des scientifiques de l’époque. Dans son récit, il met souvent en avant toutes les inventions techniques, technologiques avant même que les gens ne les connaissent. Sur ses dernières parutions, c’était presque le Wikipedia de l’époque en fait. Il y avait donc cette idée de voyager par la connaissance partagée : que fait-on lorsque l’on voyage par la connaissance ? On s’informe beaucoup sur internet avant de voyager. Il y a un petit peu cette idée en croisant les informations, c’est un peu la méthode Jules Verne.

 

Les notions d’espaces temps sont-elles des notions que vous utilisez au quotidien ?

Nos futurs projets vont peut-être reprendre ce principe et ça nous permet de relier le passé et le futur. La question de l’espace-temps se retrouve sur notre projet Random GPS. Elle est intéressante car le GPS est un point de coordonnées qui relie le temps et l’espace. Dans ce projet, nous avons proposé à différents constructeurs automobiles, comme Renault, de nous créer un GPS pour voiture embarquée pour le tourisme.

Nous partons du principe que l’intérêt du GPS  pouvait être d’aller dans un endroit inconnu. L’idée était d’encourager les visiteurs à se perdre en les entraînant dans des lieux au hasard, en utilisant la sérendipité. De nombreux artistes, comme Baudelaire ou André Breton, ont travaillé sur le voyage, la perte, la dérive, la déambulation, l’errance. Avec ce projet, on voulait donc proposer une errance.
C’était marrant parce qu’on a été assez loin dans la proposition avec Renault puis avec d’autres. On avait donc programmé un GPS qui vous emmenait à l’infini dans des lieux aléatoires. On ne l’a pas réalisé en vrai, mais ça nous a pas mal fait fantasmer. Aujourd’hui, le GPS de voiture prend différentes formes avec le téléphone portable. Il y a cette voix qui vous guide, un petit peu comme une voix qui vous met sous hypnose. Hors, le simple fait de conduire s’apparente beaucoup à l’hypnose. Ce projet montrait comment utiliser cette potentialité pour entrer dans un voyage, pour s’abandonner à la machinerie dans laquelle on est.

 

Vous nous avez présenté les mobilités en bus, en voiture, avez-vous exploré d’autres types de mobilité ?

Oui, l’aérien avec le projet crise. C’est une installation vidéo qui montre des personnes ayant des crises de nerfs dans les aéroports et à l’international. C’est aussi un projet sur lequel nous avons énormément travaillé ces dernières années. Nous avons fait un livre qui s’appelle Psychanalyse de l’aéroport. L’aéroport est un un lieu qui va tenir toutes les promesses de la modernité et du monde occidental. Le fait de voyager, l’organisation parfaite et la fluidité absolue, la consommation, etc. Il se heurte à la fois à de nombreuses contradictions avec les menaces de terrorisme, les infiltrations de drogue ou d’animaux interdits, la tension et les promesses, les crimes et les organisations défaillantes, etc.
Dans cette tension se jouent des névroses qui sont pour nous très révélatrices des névroses de notre société. C’est un lieu qui semble extrêmement intéressant, comme révélateur du système dans lequel on vit.

Dans ce projet, on retrouve donc les cris des passagers dans les aéroports, dans les avions. C’est dur à regarder, j’imagine, mais ça nous semblait intéressant. Nous avons tous vu ces vidéos, mais de façon individuelle. Lorsqu’elles sont compilées, ça apporte une dimension différente, presque comique et paradoxale.

Plus de projets en ligne: https://d-w.fr/fr/.