Repenser le tourisme par le collaboratif et le coopératif

Prosper Wanner

Poste : Coopérative Hôtel du Nord, SCIC, Associé et Chercheur

Pouvez-vous nous présenter votre parcours et vos activités ?

Je suis ingénieur en aménagement du territoire, diplômé de Centrale. Après être passé par le Génie Mécanique, j’ai travaillé dans le monde coopératif. Il y a 15 ans, j’ai commencé à travailler sur les liens entre entrepreneuriat coopératif et valorisation du patrimoine. Ce qui m’a amené à la question touristique. La coopérative Hôtel du Nord a été créée en 2011 avec l’idée de faire découvrir Marseille par le Nord. Il y avait donc un « dispositif touristique » à créer : ouvrir des chambres d’hôtes, des résidences chez les habitants, des parcours, des itinéraires, des productions locales.
Cette coopérative est aussi à l’origine de ma thèse en sociologie sur les difficultés à faire aujourd’hui et dans notre réalité, du tourisme durable, social et culturel. J’ai aussi vécu 14 ans à Venise où j’ai travaillé sur les stratégies alternatives au tourisme pour la ville et pour la société civile.

Comment des initiatives telles que Hôtel du Nord, favorisent-elles la collaboration et les interactions entre hôtes et habitants locaux, entre activité touristique et résidentielle ?

Dans ma thèse, je propose le concept de « communauté d’hospitalité ». Le tourisme nous amène dans des relations one to one, B2B, C2C. Hôtel du Nord est une communauté d’hospitalités, une société coopérative d’intérêts collectifs de 80 membres ; on y propose des chambres d’hôtes, des gîtes urbains, des résidences d’artistes, d’autres sont producteurs de savon, certains font des balades urbaines. C’est donc collectivement que l’on accueille.

Comment inciter ces professionnels du tourisme ou ces habitants locaux à participer à un tel projet, dont les retombées économiques seront peut-être moindres ?

Il n’y a pas forcément moins de retombées économiques. L’accueil y est particulier et collectif, on peut être gagnant selon le type d’accueil, la personne accueillie, la durée ou le partenariat en place. Les gens viennent car ils ne sont pas juste sur une logique de consommation. Or le tourisme réduit le voyageur à cela : un consommateur, c’est tout. On est profilé comme un consommateur mais parfois, on cherche autre chose.
Quand on est accueillant, on cherche aussi autre chose. Ce qui amène les voyageurs à venir sur le projet Hôtel du Nord, c’est l’envie d’une relation qui dépasse la simple prestation de service : faire découvrir un quartier, son histoire, avoir une relation avec les locaux du territoire.

Comment cette initiative participe-t-elle à une transformation positive et culturelle de ces espaces peut-être moins valorisés ?

C’est tout un travail de mise en valeur du patrimoine de ces quartiers. Et à ce titre, on veut être autour de la table pour orienter les choix stratégiques et touristiques. C’est une façon de comprendre comment la ville se raconte et de construire des imaginaires permettant de percevoir l’entièreté de la ville. Ces échanges permettent de valoriser nos récits, parfois dissonants, et de ne pas être uniquement dans du marketing territorial ou touristique.

Est-il possible de changer ces récits, cet imaginaire ?

Nous le faisons depuis 12 ans déjà et au sein de l’Hôtel du Nord. Le tourisme a été très réducteur ces dernières années sur ce que l’on rapporte et sur la manière dont on le raconte. Par exemple, on accueille sur des critères de confort uniquement, sur de beaux récits, de belles plages… Or d’autres récits intéressent.
Il y a aussi énormément de profils différents qui sont de passage sur un territoire, d’où les Oiseaux de passage. Cette coopérative s’intéresse aux dispositifs touristiques et à leurs limites. Il faut sortir de la catégorie touriste, du classement par le confort, des comparateurs de prix ou des récits de destinations trop idylliques.

Face à ces propos réducteurs, comment Les Oiseaux de passage arrivent-ils à élargir les indicateurs de qualité ou la perception des activités touristiques ?

En mettant au cœur du débat le dispositif touristique. Aujourd’hui, lorsque l’on pense au tourisme de demain, il est question de gestion des flux, de responsabilisation. Il n’est pas question de taxe de séjour ou de modes de classement. Nous souhaitons questionner ces sujets, et donc le dispositif touristique lui-même.
Lorsque l’activité touristique est réduite à un niveau de confort, à un tarif, c’est souvent toute l’approche écologique ou sociale qui disparaît. En faisant de ces propos un sujet médiatique, de recherche, d’enseignement, en produisant des données et de la connaissance, il sera possible de faire bouger les lignes. C’est ambitieux, mais on perçoit un écho aujourd’hui.

 

Aujourd’hui, quelle est la stratégie pour l’Hôtel du Nord ou Les Oiseaux de passage?

Le projet Hôtel du Nord a démarré sur une stratégie de plateforme avec l’idée de mettre en avant toutes les initiatives d’hospitalité qui deviennent des zones de partage : parcs naturels, acteurs du tourisme social, auberges de jeunesse, accueil paysan, accueil non marchand.
Quant aux Oiseaux de passage, ils n’ont pas été conçus comme un prestataire de services mais plutôt comme un outil de recherche. On expérimente pour ensuite proposer aux acteurs qui ont des plateformes un autre modus operandi comme par exemple, accompagner les offices du tourisme à, peut-être, redevenir des syndicats d’initiative. On est donc plutôt dans une volonté d’accompagnement à la transformation du dispositif actuel.

Retrouve-t-on des initiatives similaires sur d’autres territoires, avec la même volonté de questionner ce rapport au tourisme ?

Je ne dirais pas que nous sommes les seuls car aujourd’hui cette question commence à faire écho auprès d’un nombre grandissant de personnes.
Le tourisme tel que pratiqué depuis de nombreuses années nous a mis en quelque sorte des œillères sur la façon de voir les touristes, les territoires, les pratiques. Si nous ouvrons les yeux, les marges de manœuvre sont là. C’est pour cela que nous documentons notre travail de recherche. Il faut que nous arrivions maintenant à mettre toutes les initiatives en réseau. Nous souhaiterions que les acteurs du tourisme durable tels que l’ATES, l’Association pour le Tourisme Équitable et Solidaire, ou pourquoi pas l’ESCAET, et bien d’autres acteurs, s’emparent avec nous de ces sujets pour ne pas les porter seuls.

Qu’en est-il des critères de classement dans le secteur du tourisme ? Permettent-ils de valoriser pleinement le territoire et de prendre en compte la diversité des profils des usagers ?

Le classement aujourd’hui dans le secteur du tourisme est basé avant tout sur le confort. Plus c’est spacieux, climatisé, équipé, mieux c’est classé, même durablement. Nous retrouvons les mêmes critères en restauration. Le tourisme a encouragé à séparer les tables dans les restaurants, à créer des menus touristiques, à aller vers un service à table. Auparavant, il y avait de grandes tablées, on mangeait ensemble, on ne choisissait pas son repas. Le tourisme a aussi amené la création de cars touristiques, qui ne relèvent plus du transport en commun.
En celà, le tourisme a créé une forme de distance et il est à l’origine d’une structuration qui questionne aujourd’hui : un lit dans une auberge de jeunesse par exemple a un impact 4 fois moindre qu’un lit touristique parce qu’il y a de l’espace commun, du contributif, et qu’il engage de la relation. Si l’on introduit ce type de facteurs dans les critères actuels de classement, alors nous pourrons rendre visibles d’autres pratiques contributives, comme le wwoofing. Autre exemple avec l’ADEME – Agence de la Transition Écologique – qui recommande des chambres plus petites, moins équipées, plus économes en énergie. En intégrant ces critères au classement, nous pouvons rendre visibles d’autres offres qui sont existantes mais peu valorisées. En celà, le système de classement est donc à repenser.
L’Hôtel du Nord est déclassé systématiquement dans les plateformes, même celles positionnées sur le tourisme durable parce que nous ne sommes pas équipés de douches à économie d’eau. Et pourtant, nous avons une approche écologique, environnementale, sociale, mais le système de classement ne le met aucunement en valeur.
Il y a des changements aussi en termes de flux : le nombre de résidences secondaires augmente, avec à la clé du télétravail et tout ce que cela implique économiquement. Le dispositif touristique va aussi devoir en tenir compte.

 

Le tourisme a donc apporté son lot d’effets négatifs. Le terme tourisme a-t-il quand même du sens, ou êtes-vous plutôt dans l’anti-tourisme ?

D’abord, le terme « tourisme » recouvre tellement d’éléments que finalement, chaque chercheur va avoir sa propre définition, et donc pour cette raison, je préfère parler de dispositif touristique.
Ensuite, pour vous répondre, on n’est pas du tout dans l’anti-tourisme. Mais le référentiel, quand on exerce l’un des nombreux métiers du tourisme, inclut le Code du tourisme inscrit dans la loi, la fiscalité touristique, les algorithmes tarifaires, les systèmes de classement. Et ce sont eux aussi auxquels on se réfère quand on voyage. Et il est curieux de constater que tous les travaux en sciences humaines n’abordent pas cette thématique, alors même que les travaux en sciences économiques appliquées au tourisme sont très documentés autour du management, des systèmes de classement, de l’optimisation du pricing, du profilage, etc. Attention, comprenez-moi bien: ces travaux de recherche en sciences économiques appliquées au tourisme sont passionnants, mais ne font pas le lien avec les impacts sociaux et environnementaux. Et ce qui nous intéresse, c’est justement le croisement des deux.
Pour moi, le dispositif touristique en lui-même et sa gouvernance sont à remettre en question : qui est autour de la table de l’office du tourisme ? Uniquement des professionnels du tourisme. Où sont les salariés ne voulant plus travailler ? Les habitants en conflit ? Les syndicalistes ? Les comités d’entreprise qui font des vacances pour tous? Les foyers de jeunes travailleurs ? Les CROUS ? Tous devraient être là, en termes de données, de dispositif, de lien, d’accueil.
On a finalement aujourd’hui une intelligence collective assez réduite qui tourne un peu à l’entre-soi.

 

Dans les classements aujourd’hui, et c’est une espèce d’ironie, vous vous retrouvez vers le bas par rapport aux indicateurs identifiés. Faut-il en développer de nouveaux ? Comment mesurer ces actions sociales qui sont très ponctuelles, très diversifiées et très fortes ?

Atout France a sorti son nouveau critère vert pour faire de la France la championne du monde du tourisme durable en avril 2022 avec 270 critères et 700 points. Dans ces critères on trouve l’espace privatif, l’équipement, l’hygiène, les services. Avec ce classement, si j’augmente de 10% la surface privative, je gagne des points en plus. Si j’ajoute un équipement, je gagne des points. Chaque service – ménage, accès 24/24 etc -, donne également des points alors que l’on sait que les conditions de travail poussent une partie des salariés à quitter ce secteur-là. Chaque critère pose question.
En fait, nous sommes en permanence dans une course à la montée en gamme. En France, il y a 10 ans, il y avait 10 % de chambres 4 étoiles, contre 25 % aujourd’hui. Donc, il y a cette stratégie qui est construite par des gens qui ont un intérêt pour cette montée en gamme là. Dans ce contexte, rajouter un critère « durabilité » n’est pas une solution. La question se situe plutôt sur la pertinence des personnes, organisations ou structures autour de la table, pour décider de ces indicateurs. Proposer des espaces communs, c’est durable, faire du contributif aussi. Il y a bien des façons d’être durable aujourd’hui qui ne sont pas valorisées.

Quels sont les futurs projets sur lesquels vous travaillez actuellement?

Nous aimerions lancer sur les territoires des assises de l’hospitalité. L’objectif est que le territoire fasse une photo de qui est de passage sur son territoire, de qui accueille, qui n’accueille plus, et pourquoi, etc. Tout cela pour être en capacité de montrer que justement, il y a des liens et qu’il y a des changements à l’œuvre, des marges de manœuvres et que ce n’est pas anodin. Nous aimerions que ces assises de l’hospitalité soient conduites avec les acteurs du tourisme et les universités des villes concernées. La Covid a rappelé que lorsque nous avons des modèles touristiques qui reposent uniquement sur la clientèle internationale, nous sommes très dépendants et donc vulnérables. Il y a eu aussi un retour partiel des salariés vers ce secteur après la période Covid pour des motifs de conditions de travail. Tout cela nous montre qu’il y a de nouveaux modèles à réinventer.