Pouvez-vous nous rappeler votre parcours et vos sujets d’études ?
Pendant mes années d’études en marketing digital, je me suis passionnée pour la recherche en comportement du consommateur. J’ai donc tout naturellement choisi de faire un doctorat à l’Université de Montpellier, avec la Chaire Cit.Us spécialisée sur les usages dans la ville intelligente. Au travers de mes premières recherches, j’ai étudié les enjeux liés à la mobilité durable et notamment comment encourager l’intermodalité en milieu urbain.
Aujourd’hui, je travaille au sein de la Chaire Pégase, chaire de recherche sur le transport aérien à Montpellier Business School, en tant que Responsable des projets Aviation verte et Mobilité durable. Je continue donc à étudier la mobilité des consommateurs dans un contexte touristique.
Dans quel cadre avez-vous abordé la notion d’expérience hybride dans la mobilité ?
Quand on interroge les consommateurs sur leur mobilité dans la ville intelligente, cela renvoie très souvent à leur propre usage des applications mobiles pour organiser leur parcours. Des usages numériques, dans un environnement physique, je me suis alors intéressée à la notion d’hybridation et comment elle pouvait impacter l’expérience de la ville.
Dans la mobilité, une expérience hybride est d’autant plus fluide avec l’usage des solutions Mobility-as-a-Service (aussi appelées MaaS). En
intégrant l’accès à plusieurs services de mobilité sur une seule et même plateforme numérique, les MaaS facilitent le recours à différents modes sur un même parcours pour les consommateurs. Les utilisateurs des MaaS peuvent créer un itinéraire adapté à leurs préférences, consulter les horaires de passage, payer leurs différents frais de transport, etc. depuis une seule application mobile. Cependant, des MaaS qui intègrent tous les modes disponibles comme Whim App sont encore rares. Pour combiner les modes sur un même parcours, les utilisateurs doivent encore naviguer entre plusieurs applications mobiles tout en se déplaçant dans la ville. Le parcours utilisateur comporte encore trop d’obstacles pour une expérience hybride de la mobilité suffisamment satisfaisante pour encourager de nouveaux consommateurs à emprunter les modes collectifs et partagés en libre-service.
Pouvez-vous nous présenter cette notion d’hybridation et ce nouveau rapport à l’espace et au temps ? Cette notion d’hybridation se produit-elle uniquement dans un contexte numérique comme dans la smart city ? ou uniquement dans un environnement urbain ?
L’hybridation renvoie à la fusion des environnements physique et numérique pour créer un environnement où l’individu valorise les expériences dites augmentées.
Une expérience hybride réussie repose sur la combinaison du meilleur de l’expérience physique et du meilleur de l’expérience numérique vécue par l’individu.
L’hybridation peut être représentée comme un continuum sur lequel le consommateur passe d’un environnement totalement physique, à l’immersion, plus ou moins forte, dans un environnement numérique en fonction des technologies utilisées. Dans le cas de la réalité virtuelle par exemple, à l’aide d’un casque, l’individu est totalement immergé dans un environnement numérique sur le plan cognitif. Il «ressent» ce qu’il voit à travers le casque. S’il est en haut d’un gratte-ciel, il peut ressentir le vide alors que celui-ci n’existe pas. Sur le plan comportemental, le corps du consommateur n’a pas été télétransporté en haut de ce gratte-ciel. Il est bien resté là, présent, dans l’environnement physique.
Donc, en fonction de la solution numérique utilisée, l’immersion dans une expérience hybride favorise un état de flow chez l’individu ou état d’expérience optimale. Le flow a été théorisé par le psychologue Csíkszentmihályi pour expliquer l’état dans lequel les individus sont fortement motivés et concentrés pour atteindre un objectif. Absorbés par l’activité, ils sont activement concentrés sur celle-ci parce que leur champ de conscience est réduit. Ils perdent la conscience du temps et des distances, leurs perceptions sont filtrées, seule compte l’activité. Cet état est favorisé par les environnements d’interactions numériques, comme les jeux vidéo, où les joueurs sont immergés dans une aventure et fortement motivés à poursuivre une quête.
Autrement dit, l’hybridation est aujourd’hui présente dans toutes les sphères de la vie sociale et même dans notre sphère la plus privée, à la maison, avec la présence d’agents conversationnels comme Alexa ou Google Home. Cela va donc bien au-delà de la smart city !
Comment cette hybridation peut-elle améliorer l’expérience touristique ? En quoi répond-elle aux attentes des voyageurs ?
L’hybridation dans l’expérience touristique peut s’inspirer de ce continuum pour enrichir la découverte des destinations touristiques et de leurs lieux d’intérêt. Aujourd’hui, différentes solutions numériques déjà disponibles peuvent permettre de créer de nouvelles expériences pour découvrir le patrimoine, les principaux sites touristiques ou encore pour porter un autre regard sur la ville avec une immersion du voyageur dans l’expérience plus ou moins forte. Des solutions très immersives comme la réalité virtuelle ou le métavers pourraient attirer de nouveaux visiteurs en amont de leur séjour de manière ludique. Cette expérience hybride peut continuer lors du séjour avec un guide-agent conversationnel, une solution de réalité augmentée pour trouver des lieux d’intérêt, etc. Pour protéger certains sites historiques fragilisés, mais aussi pour préserver certains sites naturels du tourisme de masse, le recours à un «jumeau numérique » permettrait de faire découvrir virtuellement ces lieux à des touristes toujours avides de nouvelles découvertes. En effet, les réseaux sociaux ont été une opportunité de faire connaître et populariser plusieurs destinations jusque-là méconnues. Le revers de la médaille? Une popularité qui favorise un tourisme de masse avec de nombreuses externalités négatives. Tout l’enjeu est donc de trouver le bon équilibre entre expériences numériques et physiques pour ne pas détériorer l’environnement.
Il existe donc des limites à l’hybridation ? Comment les réduire pour une meilleure expérience pour le visiteur ?
Effectivement, si l’hybridation s’appuie sur les principaux avantages liés aux expériences physiques et numériques, elle compte également les inconvénients des deux mondes. L’immersion très forte favorise une perte de conscience du temps et de l’espace. Cette perte de repères peut détériorer l’expérience du voyageur. Trop absorbé par son expérience virtuelle, il peut passer à côté de son expérience touristique bien réelle et ne pas profiter pleinement de son séjour. Mais cette hybridation peut également créer des comportements extrêmes voire dangereux de la part des voyageurs. Certains peuvent alors prendre des risques inconscients, les yeux rivés sur leur smartphone.
Vous rappelez-vous les nombreux faits divers liés à Pokémon GO!, l’application mobile sortie en 2016 ? Des utilisateurs prêts à tout pour capturer les créatures virtuelles qui apparaissaient sur leur smartphone grâce à la réalité augmentée. Traverser la route, au milieu des voitures, n’importe où, n’importe quand. L’hybridation nécessite donc une approche systémique pour concevoir une expérience optimale et satisfaisante pour l’individu. Il s’agit de construire le parcours utilisateur dans un environnement physique, et le parcours utilisateur dans un environnement numérique simultanément. L’enjeu est de prévoir quand et comment ces deux parcours se rencontrent, fusionnent pour offrir la meilleure expérience hybride possible.
Sans oublier que tous les voyageurs ne sont pas égaux face à l’hybridation qui nécessite une certaine aisance numérique. La fracture numérique reste un enjeu pour la transformation de nombreuses activités, et elle ne dépend pas uniquement de l’âge des voyageurs ou de leur catégorie socio-professionnelle! Avec l’hybridation, les voyageurs, simplement de passage pour quelques semaines voire quelques jours, doivent découvrir un nouvel espace tout en devenant des utilisateurs non réguliers de services numériques le temps de leur séjour. Un exemple très concret: les applications mobiles pour régler les frais de stationnement. Imaginez le voyageur qui découvre une nouvelle ville dans un pays avec une autre langue, et une signalisation différente pour s’orienter dans l’espace. Il veut garer sa voiture et doit télécharger une application, avec un accès Internet instable.
L’hybridation est ici davantage un frein qu’une opportunité à la mise en valeur de la destination. L’expérience touristique nécessite donc de penser une hybridation équilibrée pour permettre à tous les voyageurs d’accéder et de profiter de cette expérience.