Low tech et fresque du climat, questionner un numérique responsable

Sarah Berthé

Poste : Consultante, Away We Go, Coordination de communauté, La Fresque du Numérique

D‘où vient cet intérêt pour les enjeux environnementaux liés au numérique ?

À la suite de mes études à l’ESCAET, j’ai débuté chez togeZer, un réseau de réceptifs indépendants et j’y suis restée 5 ans. J’étais responsable de la communication et j’ai également coordonné des projets de développement de site web pour les réceptifs membres. Avant la pandémie, les co-fondateurs, Fabrice Pawlak et Thomas Loubert avaient mis en place un fichier collaboratif, le Yakafokon pour se sensibiliser et se former aux conséquences du réchauffement climatique. L’idée était de regrouper des ressources fiables et documentées pour faire le constat des 10 prochaines années. TogeZer s’est par la suite lié à ce projet. Cette bibliothèque de ressources était accessible à tous ceux qui en faisait la demande (partenaires du réseau ou non). Des groupes de paroles avaient été mis en place pour débriefer et réfléchir aux actions concrètes (développer une seconde activité, partir plus longtemps mais moins souvent, stopper les vols intérieurs, favoriser l’hébergement chez l’habitant et les transports publics etc.) Dans ce fichier, il y avait aussi toute une partie sur le numérique et sur ses impacts. Ce sujet m’a beaucoup intéressée car il était en lien direct avec mes missions. Et puis, la pandémie frappe le monde avec les conséquences que l’on connaît tous. Avec le recul, être dans l’action pendant cette période d’incertitude, nous a permis de gérer l’anxiété (dans la mesure du possible) et de questionner le sens de nos métiers. De mon côté, cela m’a permis d’être là où je suis aujourd’hui. J’ai démissionné pour créer mon autoentreprise afin de proposer mes services pour accompagner les acteurs du voyage dans ces réflexions. J’avais rejoint le collectif Away We Go qui se montait tout juste à l’époque et qui rassemble des freelances du secteur. Même si je me suis beaucoup épanouie dans mon activité freelance pendant un an, je me sentais assez isolée et je ressentais le besoin de m’entourer de personnes expertes du sujet pour pouvoir continuer à développer mes savoirs. C’est chose faite, aujourd’hui. Je coordonne à présent l’organisation d’ateliers de sensibilisation sur les impacts environnementaux liés au numérique au sein de l’association La Fresque du Numérique et suis responsable de la communication.

 

Le numérique peut-il être synonyme de développement durable ?

Bien que le numérique réponde à des besoins essentiels tels que communiquer, commercer, se divertir, il représente 3 à 4% des émissions de gaz à effet de serre, c’est à dire autant que l’ensemble de la flotte mondiale de camions. Le numérique est très matériel (infrastructures réseaux, data centers, terminaux utilisateurs). Les ¾ des impacts environnementaux reposent sur nos terminaux utilisateurs comme nos smartphones et nos ordinateurs. 34 milliards d’équipements sont en service dans le monde actuellement. On a tendance à laisser charger notre smartphone toute une nuit, à ne pas couper notre box internet lorsqu’on part, à activer le wifi et la 4G ensemble. Contrairement au robinet d’eau, on ne pense pas à débrancher le « robinet du wifi ». Le numérique est très gourmand en ressources naturelles. Pour fabriquer un ordinateur de 2 kg, il faut mobiliser 800 kg de ressources (métaux, énergies fossiles) et plusieurs milliers de litres d’eau, notamment pour l’extraction minière et le raffinage des métaux. Par exemple, on compte plus de 50 métaux différents dans un smartphone. Malheureusement, les ressources en métaux et en énergies fossiles sont limitées et se raréfient. De plus, le recyclage de ces derniers est très partiel. Il faut donc le plus possible prolonger la durée de vie de nos appareils. Et heureusement, il y a des choses à faire aussi bien en tant que citoyen qu’en tant que professionnel comme conserver le plus longtemps possible ses appareils, louer son matériel comme le propose Commown, éco-concevoir ses services numériques, etc. C’est tout l’enjeu de ce sujet.

 

Que doit-on comprendre autour des notions de numérique et de communication responsable ?

La notion de numérique responsable englobe à la fois le côté environnemental et social. Selon la définition du collectif greenit.fr, il s’agit de « l’ensemble des technologies de l’information et de la communication dont l’empreinte économique, écologique, sociale et sociétale a été volontairement réduite et / ou qui aident l’humanité à atteindre les objectifs du développement durable. » L’impact social est présent sur toutes les phases du cycle de vie vie dès la production de nos appareils. Les conditions de travail inhumaines qui sévissent dans les exploitations minières engendrent le travail d’enfants, des guerres et des conflits géopolitiques : on parle de « minerais de sang ». Et puis, il y a les personnes éloignées de cet écosystème: on parle alors de fracture numérique. Le web reste encore très peu accessible à toutes les personnes qui souffrent d’un handicap visuel, auditif ou moteur (voir le référentiel RGAA). On pourrait aussi parler du cyberharcèlement ou de l’addiction aux écrans, c’est un vaste sujet. Selon la définition de l’Ademe, la communication responsable, «porte non seulement sur des questions de responsabilité d’entreprise, mais intègre aussi la responsabilité des actions de communication». Dans son acception élargie, elle concerne également l’authenticité des messages, la transparence des processus de communication, les éléments environnementaux et sociaux concourant à l’ensemble des activités de communication. La communication et les communicants ont donc un réel rôle à jouer pour véhiculer de nouveaux récits et de nouveaux imaginaires viables et enviables. C’est une responsabilité. Le métier de communicant prend alors de nouvelles dimensions et doit réaliser un travail de déconstruction aussi bien au niveau des messages véhiculés que des outils pour les transmettre. Il y a des notions intéressantes à exploiter pour le secteur des voyages, comme explorer le concept de sobriété éditoriale sur les réseaux sociaux. L’idée c’est d’éviter de trop solliciter votre communauté dans un contexte de saturation de l’information (snack content, courses aux likes) en publiant moins mais mieux. Des stratégies de communication annexes doivent venir compléter cette sortie de dépendance. Rejoindre des collectifs, développer une communauté locale, s’appuyer sur différents relais, mettre en avant sa singularité sont des pistes à creuser (voir travaux de Ferréole Lespinasse). Tendre vers une communication plus responsable, c’est donc faire des choix, questionner nos usages et viser le juste besoin. A quoi bon s’obstiner et passer du temps et de l’argent à s’investir sur un réseau qui donne peu de résultats juste « parce que ça fait bien d’y être ». C’est du temps de perdu pour un autre réseau qui fonctionne mieux. Cela implique de prendre des risques en testant de nouvelles choses. C’est ce qui fait aussi l’intérêt et la beauté de nos métiers.

 

Quel est l’impact environnemental du numérique dans l’activité touristique ? Comment le mesure-t-on ?

Il est présent dans toutes les étapes du voyage car nous sommes dans une industrie très digitalisée. Avant son voyage, le client va chercher à s’inspirer auprès des influenceurs et sur les réseaux sociaux. Il va ensuite consulter différents sites internet d’agences, visionner des vidéos (80% du trafic sur internet) etc. Pendant son voyage, il va partager des photos et vidéos puis à son retour, il publiera des commentaires sur des plateformes d’avis etc. Côté professionnel, on utilise des logiciels puissants comme les GDS avec de grosses bases de données qui regroupent tous les produits et qui vont permettre de gérer les réservations et la distribution. Pour analyser l’impact de ses pages web par exemple, on peut utiliser l’extension greenIT analysis qui propose une liste de bonnes pratiques personnalisées. L’enjeu ici est de voir ce qui alourdit inutilement une page web et donc son temps de chargement (SEO). L’outil va analyser le nombre de requêtes de la page, son poids, son impact environnemental (ressources abiotiques utilisées comme l’eau). Les photos et vidéos qui ne sont pas optimisées représentent près de 90% du poids d’une page. Pour mesurer l’impact environnemental de son organisation et mieux savoir où agir en priorité, il faut faire appel à des experts en ACV (Analyse du cycle de vie).

 

Comment accompagnez-vous les acteurs dans cette réflexion ?

Pendant le confinement, togeZer avait mis en place des wébinaires en ligne. C’est dans ce contexte que j’ai animé des ateliers de réflexions sur les thématiques du numérique et de la communication plus responsable auprès des acteurs du voyage. Je me suis tout d’abord intéressée aux sites web, outils stratégiques des acteurs du tourisme. J’avais envie de creuser ce sujet car j’y voyais beaucoup d’opportunités et il y a des notions intéressantes à exploiter pour le secteur des voyages. Avant ma prise de poste à La Fresque du Numérique, j’ai accompagné un réceptif, Terra Bolivia dans la refonte de son site internet. Les objectifs étaient assez diversifiés : renforcer l’identité de l’agence en proposant notamment des illustrations, présenter les voyages différemment que les descriptifs jour par jour classiques, réduire drastiquement le nombre de pages (sept inspirations de voyages). L’agence a aussi réalisé un travail de fond sur son identité et sa raison d’être et l’explique de façon transparente et assumée « Un vol aller-retour entre l’Europe et la Bolivie, c’est environ 3 Tonnes d’équivalent CO2. Les Accords Climat de Paris donnent pour objectif un budget carbone de 2 tonnes équivalent C02 par an et par citoyen à horizon 2050. En 2019, un français “moyen” émet 12 tonnes d’équivalent CO2. Le voyage au bout du monde doit donc devenir exceptionnel et pour cette raison, nos voyages sont conçus pour être le voyage d’une vie, hors-normes, exceptionnel aussi. »
Pour celles et ceux qui souhaitent se lancer, quelques pistes à creuser en premier selon moi :

– Connaître les ordres de grandeurs Lorsqu’on évoque ce sujet, on entend beaucoup parler de bonnes pratiques comme de supprimer ses emails. Même si cette pratique permet de réduire sa charge mentale, elle est peu significative par rapport à d’autres actions qui ont bien plus d’impacts comme prolonger la durée de vie de ses appareils.

– Pour votre organisation : questionner la gestion de votre parc informatique Pourquoi ne pas louer ou acheter du matériel reconditionné avec des organismes comme Ecodair, donner le matériel inutilisé à des associations pour qu’ils puissent être reconditionnés et donc réutilisés (Emmaus connect, les ateliers du bocage, Ecologic).

– Pour votre site web et vos outils de communication : penser « juste besoin » Analyser les visites, le poids de votre site web et pister les pages qui ne sont pas voire plus visitées. Elles « chargent » inutilement votre site et augmente son temps de chargement (poids des pages, nombre de requêtes, taille du DOM, photos pas optimisées, etc.)

 

Qui sont les acteurs qui peuvent engager cette transition numérique ?

Tout le monde ! Nous sommes tous concernés par le sujet aussi bien en tant que citoyens mais aussi en tant que professionnels. Pour comprendre ce sujet complexe, on peut se sensibiliser à l’aide d’ateliers comme celui de La Fresque du Numérique. Crée par Aurélien Déragne et Yvain Mouneu et basée sur la même pédagogie que la Fresque du Climat, La Fresque du Numérique vise à sensibiliser tous les publics (citoyens, étudiants et professionnels) aux impacts environnementaux du numérique au travers d’un atelier ludique et participatif de 3h. L’atelier vise aussi à expliquer les grandes lignes des actions à mettre en place pour évoluer vers un numérique plus soutenable, puis à ouvrir des discussions entre les participants sur le sujet. En août 2022, près de 20 000 personnes ont été sensibilisées. L’association se fixe pour objectif de sensibiliser 100 000 personnes en 2023. L’atelier se base sur des données scientifiques comme celles du GIEC, du Shift Project, de l’ADEME, de greenIT.fr et d’Eco info CNRS.