Le paradoxe du tourisme de la dernière chance

Emmanuel Salim

Poste : Chercheur postdoctoral et co-président Perce-Neige

Pouvez-vous nous présenter votre parcours ? Quel est votre sujet d’étude et le terrain que vous privilégiez ?
Qu’entendez-vous par «recherche en lien avec les territoires» ?

J’ai démarré mes travaux de recherches au sein du laboratoire Edytem de l’Université Savoie Mont-Blanc. J’ai eu l’occasion de m’intéresser à l’influence du changement climatique sur la haute montagne et sur ses conséquences sur les activités humaines à travers le cas du métier de guide de haute montagne et, plus généralement, du tourisme glaciaire. Pour ces travaux, j’ai privilégié des terrains d’études alpins en France, Suisse et Autriche, tout en allant observer ce qui se fait ailleurs, en Islande, au Canada ou en Nouvelle-Zélande par exemple.

Aujourd’hui, je mène des recherches au sein de l’institut de Géographie et Durabilité ainsi que du Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Montagne de l’Université de Lausanne. Mes travaux sur le tourisme glaciaire continuent en parallèle d’autres travaux sur les transformations de la pratique amateur de l’alpinisme ainsi que sur les stratégies d’adaptation et de réduction d’émissions de gaz à effets de serre des opérateurs touristiques, principalement en Valais en Suisse.
Pour moi, la recherche en lien avec les territoires signifie qu’on n’est pas chercheur «dans sa tour d’ivoire », mais qu’on essaie de co-construire les problématiques de recherche, les méthodes et les manières de les mettre en œuvre avec les acteurs de terrain. L’objectif étant que nos recherches soient les plus pertinentes possibles pour répondre aux enjeux actuels. C’est notamment ce que nous développons avec l’association Collectif Perce-Neige que je co-préside et qui entend développer la transdisciplinarité dans les territoires de montagne.

 

Comment la thématique du tourisme de la dernière chance a-t-elle émergée dans vos recherches ? Pouvez-vous nous la présenter ?
Le tourisme de la dernière chance est un concept qui s’est développé autour des sites touristiques liés aux ours polaires. Il traduit l’idée de choisir une destination ou un site touristique avec l’objectif de la voir avant qu’il ne disparaisse. C’est un concept sur lequel j’ai travaillé dans le cadre de mes études sut le tourisme glaciaire. Au départ, nous cherchions à comprendre ce que le retrait glaciaire faisait aux motivations des visiteurs et avons bien identifié cette idée de dernière chance comme motivation. En approfondissant, nous nous sommes rendu compte qu’il ne s’agit pas uniquement d’un sentiment d’urgence, mais également d’une volonté de constater les changements et de mieux comprendre ce concept abstrait qu’est le changement climatique. Il y a aussi l’idée de transmission aux générations futures. En somme nos recherches montrent bien que ce tourisme de la dernière chance revêt d’autres dimensions que la seule urgence.

 

Le tourisme de la dernière chance accélère-t-il réellement la perte des lieux visités ?

Le paradoxe du tourisme de la dernière chance est qu’il attire des personnes qui sont très conscientes des enjeux environnementaux et qui vont parcourir de longues distances pour les voir.
En ce sens, le tourisme autour des glaciers, par les émissions de gaz à effets de serre qu’il produit entraîne indirectement une accélération de leurs disparitions.

 

Cette pratique peut-elle être associée au tourisme sombre ou macabre (dark tourisme) ?

Pas tout à fait. Le dark tourism est construit autour d’une idée de mémoire, avec une temporalité fixe (on visite ces lieux une fois les événements terminés). Le tourisme de la dernière chance est quant à lui intégré dans une temporalité dynamique. La ressource touristique change et il faut venir avant qu’on arrive à cet état de fixité. Par contre, quel sera l’avenir des sites glaciaires une fois leur retrait terminé? Le concept de dark tourism pourrait ici prendre tout son sens si ces sites deviennent des lieux de commémoration où les « spectres » des glaciers sont prépondérants dans le marketing du site ou dans les motivations des visiteurs.

 

Allons-nous assister à une accélération des destinations liées au tourisme de la dernière chance ?

Je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’accélération. Les sites que j’ai étudiés ne sont pas «plus visités », mais les raisons pour lesquelles on les visite ont pu changer. Je pense que c’est plutôt une évolution du rapport au paysage qui se joue.

 

 Quelles observations avez-vous pu faire de l’impact du changement climatique sur l’activité touristique sur l’arc Alpin ?

Les impacts du changement climatique sur le tourisme en montagne sont importants. Il y a d’une part une diminution de la cryosphère, moins de neige, moins de glace et un réchauffement du permafrost. Cette réduction entraîne tout un tas de processus qui influencent le tourisme par des déstabilisions d’infrastructures, des accès plus longs, des activités qui ne peuvent plus se pratiquer ou encore une attractivité en baisse ou une incertitude liée notamment à la variabilité de l’enneigement et sa diminution en fréquence et en durée.

 

Comment les acteurs réinventent leurs services touristiques pour s’adapter ?

D’une manière générale, on observe majoritairement la mise en place de stratégies d’adaptation réactives. Elles peuvent permettre de pallier un problème de court terme, mais ont souvent du mal à garantir la soutenabilité des destinations à long terme. D’un point de vue théorique, une stratégie d’adaptation sert à réduire la vulnérabilité d’un système. On observe parfois malheureusement des adaptations qui accroissent cette vulnérabilité, on parle alors de maladaptation. Par exemple, l’enneigement artificiel est une stratégie d’adaptation réactive qui vise à pallier le manque d’enneigement. Ce n’est pas une maladaptation en soi, mais si elle est mise en place sur des territoires qui ont des problèmes d’accès à l’eau ou à l’énergie, elle peut en augmenter la vulnérabilité et devient donc une maladaptation. Un autre exemple typique de maladaptation est le cas du tourisme glaciaire en Nouvelle-Zélande. À cause du retrait glaciaire, les compagnies des guides ont remplacé les activités sur glacier avec accès en bus par des accès en hélicoptère. Cela a nécessité de gros investissements et a augmenté les tarifs ce qui a rendu les compagnies vulnérables aux variations des prix des carburants et à la disponibilité de clientèles aisées particulièrement absentes depuis le Covid.

 

Si les adaptations actuelles semblent ne pas être suffisantes, pourquoi les mettre en place ?

C’est souvent une question d’intérêt à court terme, face à une situation difficile, même une adaptation inefficace sur le long terme permettra de tenir l’activité plus longtemps. Des adaptations réactives peuvent également permettre de gagner du temps pour développer des adaptations transformationnelles. Le tout étant de prendre garde aux potentielles maladaptations et de ne pas se reposer sur les seules adaptations réactives…