Le droit comme support de prospective

Chloé Rezlan

Poste : avocate associée , ADEONA AVOCAT.E.S

Le temps nécessaire pour la réglementation entraîne-t-il un retard sur les transformations du secteur ?

Il est communément admis par les juristes que le droit français intervient en réaction et non en anticipation. C’est parfois regrettable, car le droit est central dans la société et qu’il peut être vecteur de profondes et désirables transformations. Le droit est partout, et le secteur du tourisme ne fait pas exception, s’agissant d’un secteur particulièrement réglementé. Or lorsque la réglementation est stricte et/ou inadaptée, cela entraîne nécessairement un retard sur les transformations en freinant l’innovation et l’évolution du secteur. La question de la place de la réglementation et du droit divise : trop de réglementation peut en effet également freiner l’évolution du secteur, mais est pourtant nécessaire pour répondre à ses enjeux (protection et confiance du consommateur, respect de l’environnement, gestion des données et évolution du numérique, etc).

 

Peut-on dire que la justice a une vision long terme des activités qu’elle réglemente ? Pour combien de temps ces dispositions sont-elles établies ?

Les évolutions législatives n’ont pas de véritable «date d’expiration». En effet, une disposition légale ou réglementaire sera applicable jusqu’à sa modification ou son abrogation. Elle est supposée durer dans le temps, afin d’éviter de légiférer de manière excessive, ce qui pourrait contrevenir à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi. Toutefois, le législateur ne prend pas toujours la mesure de ce qu’il réglemente et certains textes sont à mon sens déjà dépassés lorsqu’ils sont adoptés. A titre d’exemple, la Directive (UE) 2015/2302 relative aux voyages à forfait et aux prestations de voyage liées (ci-après la «Directive relative aux voyages à forfait») du 25 novembre 2015 a été transposée en droit français le 1er juillet 2018, soit près de trois ans après. En droit, il s’agit donc d’un texte relativement récent. Pourtant, l’approche du métier d’organisateur de voyages et de séjours du Code du tourisme (dans lequel figurent les textes transposés) ne semble pas avoir suffisamment évolué depuis sa précédente version (datant de 1990).

Il n’existe pas ou peu de références au digital, aux nouveaux modes d’exercice de la profession, aux plateformes de réservation… Les articles font référence à des notions mal définies et mal comprises par l’ensemble des professionnels du tourisme (comme par exemple les prestations de voyage liées). Aucune référence au tourisme durable ou responsable n’est faite, pas même une introduction de la définition. Difficile donc d’imaginer que ces dispositions puissent rester inchangées dans le temps, en l’absence de prise en considération des enjeux actuels du secteur.

 

Aujourd’hui, qui régule les activités touristiques liées au tourisme ? Sur quelle échelle territoriale ?

Les activités liées au tourisme sont régulées à la fois à l’échelle nationale et à l’échelle européenne. En effet, le tourisme étant une activité comportant intrinsèquement un élément d’extranéité (dans la majorité des cas), il est nécessaire de prévoir des règles communes aux Etats membres de l’Union Européenne, à défaut de réussir aujourd’hui à prévoir des règles internationales. C’est donc le législateur européen qui a par exemple introduit la majeure partie des dispositions du Code du tourisme relative à la vente de voyages à forfait et à l’activité d’opérateur de voyages et de séjours (cf. la Directive relative aux voyages à forfait). C’est également le législateur européen qui légifère régulièrement sur la protection des consommateurs, sur la vente en ligne, la protection des données personnelles…

 

Combien de temps est nécessaire entre une décision européenne et son application à l’échelle locale ?

Le processus d’adoption des décisions est très variable. Tout d’abord, à l’échelle européenne, la procédure législative ordinaire est la suivante: le Conseil de l’Union Européenne et le Parlement européen sont en charge de légiférer et la Commission européenne a un droit d’initiative législative. C’est donc cette dernière qui présente une proposition au Conseil et au Parlement européen qui peuvent l’adopter en première ou deuxième lecture. S’ils ne parviennent pas à un accord après une deuxième lecture, un comité de conciliation propose un texte. Le Conseil et le Parlement peuvent l’adopter ou non en troisième lecture. Une fois les textes adoptés à l’échelle de l’Union Européenne, leur application en droit national varie notamment en fonction de la nature du texte : les règlements européens sont en effet d’application immédiate, car ils ne nécessitent pas de transposition en droit interne. C’est par exemple le cas du Règlement n°261/2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol ou encore du fameux RGPD. En revanche, les directives européennes doivent être transposées en droit local, ce qui peut prendre un certain temps. La Directive relative aux voyages à forfait du 25 novembre 2016 a ainsi été transposée par une ordonnance du 20 décembre 2017, entrée en vigueur le 1er juillet 2018. Autre exemple récent: la Directive dite «Omnibus », qui durcit la législation sur les pratiques déloyales, les clauses abusives et la fixation du prix du 27 novembre 2019 a été transposée en droit français par la loi n°2020-1508 du 3 décembre 2020 et est entrée en vigueur le 28 mai 2022.

Comment percevoir ces règlementations comme des opportunités et non comme des contraintes ?

Le droit est sans aucun doute une contrainte pour de nombreux opérateurs, tous secteurs confondus, et en particulier dans le tourisme s’agissant d’une activité réglementée. Toutefois, il est essentiel selon moi de comprendre les mécanismes à l’œuvre et le fondement des réglementations. En effet, c’est en comprenant le sujet adressé par les normes que les opérateurs pourront en tirer profit, ne serait-ce qu’en améliorant leur customer care. A titre d’exemple, l’information précontractuelle obligatoire pour certaines activités est une contrainte. Mais rédiger des conditions générales de vente ou un contrat écrit permet également de se protéger en tant que professionnel, en informant correctement son client. De la même manière, une clause de médiation permettant au consommateur de recourir à une procédure de médiation gratuite est obligatoire pour tous les professionnels depuis 2016.

 

N’est-ce pas l’opportunité de favoriser les modes alternatifs de résolution des litiges ?

Enfin, de manière générale, se conformer à ses obligations et le mettre en avant permet de gagner la confiance de ses prospects et donc de générer du business, car il s’agit désormais d’une attente des consommateurs.

 

A l’échelle nationale, les associations, syndicats et lobbies peuvent-ils influencer les décisions réglementaires prises à l’échelle nationale ?

Il est toujours possible, bien que difficile, d’influencer les décisions réglementaires prises à l’échelle nationale. Il est important qu’un secteur soit bien représenté pour tenter d’influer sur les normes qui ont vocation à le régir. Le lobbying n’est toutefois pas chose aisée, surtout si la majeure partie des textes est en réalité décidée au niveau européen.

 

Si le droit arrive en réaction, comment la veille réglementaire peut-elle permettre d’anticiper les futures transformations du secteur ?

Si le droit arrive en réaction, il peut parfois tout de même surprendre les opérateurs. C’est pourquoi il est essentiel d’anticiper au mieux les changements à venir dans la réglementation en effectuant une veille juridique en lien avec son domaine d’activité, et ce afin de rester compétitif. De nombreux textes concernant les opérateurs digitaux ont récemment été adoptés : les anticiper permet ainsi de réaliser les changements techniques sur les plateformes en amont, afin d’éviter des refontes de plateformes inutilement coûteuses.

 

La prospective juridique prend-t-elle une importance grandissante dans la manière dont on conçoit le droit ?

Absolument. Pendant les études de droit, peu de professeurs évoquent le futur du droit pour au contraire se concentrer sur son passé. Ce n’est toutefois pas le cas de bon nombre de professionnels du droit, et notamment de cabinets d’avocats, qui s’attèlent généralement à effectuer une veille juridique (souvent hebdomadaire) afin de mieux comprendre le droit de demain. Le droit évolue de plus en plus vite, le temps où toutes les normes pouvaient être contenues dans quelques ouvrages est bel et bien révolu, et il faut sans cesse se tenir informé des nouveautés mais également des potentielles évolutions pour proposer un accompagnement de qualité.

 

La prospective repose sur des données scientifiques : quels outils/ressources peuvent être exploités dans le droit pour identifier des tendances ? (jurisprudence, autres ?).

Les outils ont beaucoup évolué ces dernières années. Nous (les avocats !) avons accès à de nombreuses bases de données juridiques qui proposent également leur propre veille juridique sur des thématiques données. La veille juridique n’est que très rarement prospective, mais elle permet de connaître et comprendre les dernières décisions de justice (jurisprudence), les derniers textes adoptés (lois, règlements…), de lire des avis doctrinaux (généralement davantage prospectifs)… Je crois fermement que les juristes doivent également décrypter le secteur dans lequel leurs clients évoluent. En effet, afin d’anticiper les tendances juridiques, il ne suffit pas d’analyser le droit. Chaque secteur ou typologie d’acteurs fait face à des évolutions et problématiques qui lui sont propres. Le premier outil est donc d’écouter (très) attentive-
ment ses clients et partenaires.

 

Peut-on dire que les décisions réglementaires concernent tous les secteurs d’activités (institutionnel, loisirs, affaires, événementiel, etc.) ?

Pas nécessairement. Certaines normes sont générales (ex: réglementation des places de marché) alors que d’autres sont spécifiques à une activité (ex: vente de voyages à forfait). Il faut donc toujours vérifier le champ d’application du texte concerné.
Certaines activités font l’objet de davantage de régulation (vente en ligne, vente de voyages à forfait, traitement de données personnelles).

 

Les décisions réglementaires impactent les acteurs du secteur, cependant, impactent-ils les comportements des voyageurs directement ?

Les réglementations impactent l’industrie toute entière, tant les professionnels que les voyageurs. Ces derniers font l’objet d’une protection accrue (et qui ne cesse de s’accroître) et sont beaucoup mieux informés de leurs droits. Toutefois, ce sont bien les professionnels qui se voient contraints de respecter de nombreuses obligations, là où les voyageurs bénéficient de droits très protecteurs. Ce constat est évidemment à nuancer, car certaines dispositions permettent également de protéger les professionnels (par exemple en cas de variation du
prix). Cela impacte donc indirectement le voyageur, même si le Code du tourisme ne lui impose pas d’obligations.

 

Comment les acteurs du secteur peuvent-ils suivre ces grandes évolutions et construire leur stratégie en fonction de cette prospective juridique ?

En essayant de se tenir informés, bien que cela ne soit pas toujours évident. L’information peut passer par différents canaux : certains médias spécialisés relayent les dernières évolutions législatives ou réglementaires impactant le secteur du tourisme et des loisirs, et font état des textes en discussion au niveau de l’Union Européenne par exemple, des posts sur les réseaux sociaux, des vidéos ou news-letters de juristes ou d’avocats, de veille réalisée par des organismes représentatifs, d’intervention de professionnels du droit dans des salons ou évènements… Tous ces outils permettent tout d’abord de comprendre le droit d’aujourd’hui, et d’anticiper autant que possible le droit de demain.