La wild tech, un concept du quotidien à intégrer au tourisme

Fabrice Pawlak

Poste :  co-fondateur, agences Serendip, Togezer, Toogonet, Terra Bolivia.

Le tourisme se dirige-t-il naturellement vers les hautes technologies ?

Âge de pierre, âge de bronze, âge de fer, nous connaissons tous notre histoire de l’évolution linéaire des techniques. Conquêtes, explorations, caravanes, nomades, routes de la soie, croisière sur le Nil, Thomas Cook, les congés payés, le Club Med, le tourisme de loisir, puis de masse, puis de niche, et aujourd’hui les vols low cost, le digital, cette histoire du voyage paraît, elle aussi, linéaire. Bref, notre histoire ne serait qu’un mouvement de la basse technologie (low-tech) vers les technologies de pointe (high-tech), une évolution du simple vers le complexe. Physiquement, ce mouvement est très énergivore et est contraire à la loi de l’entropie, ce mouvement naturel qui conduit à l’augmentation du désordre.

 

En quoi la crise écologique remet-elle en question cette évolution linéaire ?

Notre époque présente une rupture inédite dans l’Histoire: une espèce, la nôtre, bouscule rapidement et fortement les équilibres biogéophysiques de notre vaisseau spatial et met en danger le vivant contenu dans sa biosphère, à l’évidence le socle de tout. On appelle cela l’Anthropocène, l’âge où nous sommes devenus un agent climatique.

La surexploitation exponentielle des ressources planétaires par une démographie exponentielle nous a conduit à la situation actuelle: graves crises écologiques et raréfaction des ressources (pétrole, eau potable, métaux) où l’habitabilité de notre vaisseau spatial à horizon 2080 est incertaine. Pire que cela, un scénario à la Mad Max est le plus probable sans révolution de nos modes de vie occidentaux.

A contrario de l’idée reçue, étant donné l’irréversibilité, l’immédiateté et la violence de la crise écologique, je crois que nous entrons dans une époque de ruptures, de révolutions plutôt que d’évolutions, et pourquoi pas à un retour en arrière, bien symbolisé par la low-tech. Le tourisme est concerné comme tous les autres secteurs. J’aime beaucoup cette phrase entendue d’un alpiniste: “le sommet est une voie sans issue”, qui dit tout.

 

Dans ce sens, pouvez-vous nous présenter ce terme de low-tech ?

Dès les années 70, parallèlement au mouvement écologique, aux hippies, aux virées à Katmandou, au rapport Meadows du Club de Rome, s’est développée une pensée critique de l’innovation et du productivisme, tous énergivores et inadaptés au stock limité et non renouvelable de ressources. Dans ce bouillonnement est apparu le mouvement de la technologie douce ou sobre, la low-tech. En France, c’est un brillant ingénieur, Philippe Bihouix, qui la popularise avec la sortie d’un livre « l’âge des low-tech », en 2014. La low-tech s’est construite en opposition à la hightech, et désigne des innovations durables, utiles, et disponibles. La low-tech est la championne des 3R: réparation, réemploi, recyclage.

 

Philosophiquement, la low-tech se rapproche beaucoup des thèmes de décroissance ou de sobriété et pose systématiquement ces questions : Est-ce vraiment utile? Est-ce réellement soutenable ? Est-ce durable?

Techniquement, elle vise à réduire les dépenses énergétiques, l’empreinte écologique, et à augmenter notre résilience et autonomie. La low-tech pousse à optimiser tout le cycle de vie d’un produit, et au « glocal » (penser global, agir local), et à l’écoconception des choses.

Compte tenu de la crise écologique, je crois que la notion de progrès va supplanter la notion d’innovation. On nous annonce une époque marquée par les biotechnologies, le tourisme spatial, le métavers, l’avion à hydrogène, les objets connectés, la réalité augmentée. Bien que notre société aura du mal à se passer de ces technologies, elle devra, de gré ou de force, adopter un esprit «low-tech » d’optimisation efficiente des ressources disponibles.

 

La notion de low-tech peut-elle s’appliquer au secteur du tourisme ?

Pour l’essentiel, la low-tech est une notion d’ingénieurs, applicable à la production de biens et à leurs usages et cycles de vie. Cependant, personne n’a vraiment cherché à définir le service low-tech, encore moins le tourisme low-tech. Chez Togezer, on y réfléchit depuis 3 ans maintenant.

Je résume grossièrement:

• Le tourisme détruit ce qu’il désire.

• Un voyage lointain en avion a un bilan carbone désastreux.

•Le prix des billets d’avion va continuer d’augmenter.

• L’avenir a remplacé nos voyages lointains.

• Le voyage utile remplace progressivement le tourisme consumériste.

Bref, nous allons voyager moins loin, plus longtemps, moins souvent, utilement, et différemment. On a réuni tout cela sous le terme de voyage Lowcal, mix de low-tech et de local. On a aussi investi le terme de «techologie», contraction de technologie et d’écologie.

 

Comment cela se traduit-il ce concept au quotidien ?

Pour commencer, cela a des répercussions au niveau personnel. j’essaye d’être une personne lowcale, un prof lowcal ou même un père lowcal: utile, durable et disponible. Ça change beaucoup de choses au quotidien, et moi qui aimais entretenir une séparation stricte entre le pro et le perso, et bien je constate que cette frontière est devenue très floue: rapport à l’alimentation (perso, mais aussi pour nos voyageurs), au local (microaventure, investissement local), à l’appétence pour des services comme AirBnb, le train, Blablacar, à la longueur de nos voyages, et à notre politique digitale.

 

Quelles actions menez-vous pour l’appliquer auprès des agences de voyages, vos partenaires ?

On essaye d’appliquer la philo de Sénèque: « La vie ce n’est pas d’attendre que l’orage passe, mais d’apprendre à danser sous la pluie ».

Je peux vous donner l’exemple pour les réceptifs Terra Brazil et Terra Bolivia. Le bilan carbone moyen d’un français en 2019 est de 10 tonnes. Il sera supérieur pour un voyageur qui part au Brésil. Si on veut faire notre part et respecter les accords de Paris, il faut baisser ce chiffre de 7% par an à l’horizon 2050. Sur notre exemple, si le voyage intègre des vols intérieurs, alors le bilan qui concerne l’aérien approche les 10 tonnes par voyageur. On a donc décidé de supprimer progressivement les vols domestiques de nos circuits. C’est tout sauf simple et c’est insuffisant.

De plus, il n’y a pas que le dérèglement climatique dans la vie… il y a aussi, entre autres, l’érosion de la biodiversité, l’usage des sols (surtourisme?), l’eau potable, la baisse de productivité et de fertilité de nos sols, les pollutions, le méthane, le ciment, les points de bascule à venir et les conséquences directes et indirectes de ce grand bazar sur notre quotidien à court terme. Et un réceptif peut aussi diminuer son impact sur ces aspects-là, en améliorant le transport, l’hébergement, la restauration, les activités de ses voyages, et surtout, ce qui est souvent négligé, sa politique digitale.

 

Qu’en est-il du numérique ?

Le bilan carbone du digital sera supérieur à celui de l’aviation civile en 2022, et l’écart va s’accentuer. Grossièrement, le bilan carbone du digital c’est:

• 1/3 Infrastructure (les réseaux, la 5G, la 4G, les câbles sous-marins, les serveurs),

• 1/3 hardware (en particulier les écrans et smartphones),

• 1/3 usage et software (et dans celui-ci, 80% pour le flux vidéo et réseaux sociaux).

Donc on a repensé l’usage des réseaux sociaux, les Adwords, notre com’, nos sites web, le télétravail, la formation de nos équipes, etc. C’est notre responsabilité en tant qu’éco-employeur ou éco-entrepreneur. Ceci dit, l’écologie n’est pas un positionnement ou une thématique de voyages, c’est un prérequis. Un voyage qu’on vend, c’est d’abord une histoire qu’on raconte, ou qu’on se raconte. « Si le monde est un grand livre, voyager, c’est en lire quelques pages ».

 

Ces transformations autour du tourisme permettent-elles au secteur d’être rentable ?

Pour être durable, il faut d’abord être rentable. Car si tu ne vends pas de voyage, ou que tes voyages n’intéressent pas grand monde, tu fermes boutique, ma’a Salama, good-bye, adios, et d’autres prendront ta place. Le bilan carbone d’un voyage ne fait pas rêver… et ne devrait pas devenir un argument marketing.

Et puisque le voyage a de nombreuses vertus, alors autant rendre le voyage plus utile. Cela nous pousse à développer de nouvelles thématiques et à devenir plus producteurs que vendeurs de voyage; et donc à chercher à quitter le tourisme sur mesure qui consiste à donner au client ce qu’il veut parce qu’il paie. Proposer des voyages dont on est fier, qui ont du sens pour nous, qui nous semblent utiles. Assumer notre expertise du voyage. Resserrer notre offre. Développer des thématiques fortes. Le futur est déjà là, et c’est maintenant et ici que se joue notre avenir.

 

Le voyage sobre ou lowcal peut-il être considéré comme un retour en arrière ?

La low-tech nous pousse à redonner ses lettres de noblesse au «trajet» entre un point A et un point B, en train, à vélo, ou sur une péniche. C’est le chemin qui compte et pas la destination. N’est-ce pas un retour en arrière?

Mais les low-tech ne seraient pas « scalables » et en mesure d’influencer l’économie réelle, et elles sont vues de loin comme la marque des bobos occidentaux, ou un truc réservé à ceux qui n’ont pas à affronter la dureté du business. Cette critique me semble fondée, car la low-tech c’est aussi un mouvement contre la high-tech et le productivisme, et je préfère la collaboration à l’opposition et c’est ainsi que je suis tombé sur la wild-tech…

 

Peux-tu nous présenter ce qu’est la wild-tech ?

La wild-tech permet de sortir du conflit low et high tech. C’est un truc hybride entre les deux et c’est d’abord l’appropriation de la high-tech des riches par les pauvres et son détournement. Elle est très répandue hors du monde occidental, bien plus que la low-tech. La wild-tech s’inscrit dans une philosophie du détournement plus que dans l’opposition à l’innovation, et se distingue par les directions inattendues qu’elles donnent à l’innovation. C’est une technologie sérendipienne, car elle manie l’art de trouver ce qu’on ne cherchait pas au départ.

La wild-tech est tout ce qui est inclassable, créole, réemploi de high-tech localement dans un pays pauvre, détournement d’une technique pour un nouvel usage. L’inclassable en somme. Par exemple, la création de circuits imprimés et souples à partir de déchets textiles ou des radios à base de déchets du quotidien.

La wild-tech me semble encore plus pertinente que la low-tech nous concernant. Le voyage est un outil d’échanges, de brassage d’idées, et de rencontres fortuites et puissantes, sans frontière. Le voyage est potentiellement le big data des neurones humaines, un réseau de cerveaux comme l’internet l’est pour les bits. Pour comprendre la wild-tech et la répandre, il faut forcément voyager. La wildtech explore en quoi, les artistes, les déchets, les techniques locales peuvent aboutir à des solutions efficientes pour demain.

Et puis, je crois en la sérendipité, cet opportunisme ouvert à tous les hasards heureux, et aux bienfaits de l’exploration. Et donc je suis allé faire un tour du côté d’un autre sujet de controverse: la blockchain, les NFT.

 

On s’éloigne de la low tech, non ?

Finalement, pas tant que cela. La blockchain est une technologie révolutionnaire inventée par un génie qui était sans doute issue de la sphère des hacktivistes Anonymous et du logiciel libre, donc des « communs »… La blockchain est une base de données infalsifiable, publique, anonyme, décentralisée, apolitique, ouverte. Je m’y suis intéressé lors de l’organisation du salon GreenFrance: on nous demandait d’organiser une soirée VIP avec goodies à offrir, tout en étant écolo. Alors on a demandé à un artiste de faire une œuvre symbolisant le salon qu’on a ensuite découpé en 200 morceaux en les numérotant et en les transformant en jeton non fongible (NFT). On a offert une pièce à chaque participant. Ils y mettront la valeur affective qu’ils souhaitent. Et bien c’était un hommage à la wild-tech, une manière de détourner l’usage de la high-tech, localement.

 

Un avis sur l’émergence de la NFT et du bitcoin face au tourisme durable ?

Le bilan carbone du Bitcoin est désastreux tant qu’il est basé sur le proof of work*. Et il devient sûrement vertueux quand la crypto passe au proof of stake**. Et Ethereum a prévu de passer en proof of stake en septembre 2022, qui en fera de l’éther une cryptomonnaie surement bas-carbone. Ensuite, la blockchain est révolutionnaire, elle est là, et elle est tellement puissante qu’il est difficile de croire que ses meilleurs usages existent aujourd’hui; les NFT sont le bon exemple d’un ovni qui semble inutile au départ, mais dont l’avenir est évident pour qui s’y intéresse. La blockchain est une terre serendipienne, un domaine où l’on trouve ce que l’on ne cherchait pas vraiment. Et nous cherchons aujourd’hui les usages de la blockchain et de la NFT pour les événements itinérants, autre manière de voir un voyage. Bref, la fin du monde est pleine d’avenir.

*Preuve de travail **Preuve de participation

Références : Low tech? Wild tech! Revue Techniques & Culture, n° 67 www.lowtechlab.org/fr L’âge des low-tech, Bihouix, 2014