Alternatives du ferroviaire pour décarboner les mobilités touristiques

Béatrice JARRIGE

Poste : CONSULTANT, ÉCONOMISTE, EXPERTE FERROVIAIRE

Pouvez-vous nous présenter votre parcours et nous expliquer comment vous êtes-vous spécialisée dans le transport ferroviaire ?

Je suis économiste de formation avec une majeure en économétrie. Quand j’ai intégré la SNCF, je me sentais un peu décalée par rapport aux gens qui avaient mon type de profil mais financier et économique. J’ai pourtant bien pris le train et y suis restée relativement longtemps, dont huit années au développement stratégique du TGV. J’ai aussi travaillé chez Gare & Connexions et à la direction du Francilien Île-de-France. Depuis un peu plus de 5 ans, je suis consultante et je travaille surtout pour les conseils régionaux, pour les accompagner face à l’ouverture à la concurrence de leurs transports, en particulier dans la recherche de solutions intermodales.

 

Vous avez intégré le réseau The Shift Project. Pouvez-vous nous en rappeler le contexte ?

Le Shift Project est une association que je connais depuis longtemps. Créée en 2010, elle proposait des ateliers deux fois par an à Paris qui permettaient aux gens de se rencontrer et puis de travailler ensemble. Pendant la crise sanitaire, c’est par échanges de mails qu’ils ont entamé une réflexion autour d’un plan de transformation de l’économie française. Je leur ai demandé ce qu’ils comptaient faire sur le ferroviaire et ils m’ont demandé en retour si je voulais prendre en charge un des volets du plan sur la partie mobilité de longue distance. Une autre partie concernait le transport de proximité ou de courte distance. Cette scission entre mobilité de courte distance et mobilité de longue distance est assez singulière et nous a amenés à prendre en compte la mobilité liée aux activités touristiques.

 

Vous prônez le scénario de la “sobriété” dans les transports. Concrètement, cela se traduit comment et tout particulièrement dans l’aérien, réduction ou suppression de vols ?

Oui, on n’a pas voulu faire plein de scénarios, et on en a finalement fait qu’un seul, celui de la sobriété. Cela peut aller du report modal à la suppression pure et simple du déplacement. Logiquement, on doit pouvoir supprimer des vols compte tenu du volume existant. L’enquête de mobilité des Français nous donne les motifs de ces déplacements. On a décidé de ne pas traiter tout le monde de la même manière. Par exemple, pour les déplacements auprès de la famille ou des amis, on a considéré – dans une certaine mesure – qu’on ne souhaitait pas y toucher. Par contre, les déplacements à motif de vacances, on considérait qu’on pouvait les transformer, voire les supprimer. Ainsi, on pourrait considérer une baisse des vols jusqu’à 30% des long-courriers qui ont pour motifs les vacances, en changeant la destination ou en voyageant en train à l’intérieur de l’Europe par exemple.

 

Cela ne risque-t-il pas d’entraîner chez le voyageur des motifs de restrictions de déplacements tant professionnels que touristiques ?

On a la chance que l’alternative train est finalement infiniment plus efficace que l’avion ou même la voiture en termes de consommation d’énergie et de gaz à effet de serre. Pour ceux qui prennent l’avion, c’est relativement simple, car ils ont déjà à se rendre avec leurs bagages à l’aéroport. En général, la bascule entre avion et train se fait assez facilement quand on a une offre correspondante. Pour la voiture, c’est plus compliqué, car les familles partent en vacances avec plein de bagages dans le coffre et qu’elles arrivent directement à destination. C’est pour cela qu’on a un peu moins de bascules dans notre scénario sur ce point: on n’a que 20% de baisse des distances parcourues en voiture, ce qui n’est pas énorme. Ceci dit, même si beaucoup de gens vont continuer à prendre la voiture, cela deviendra peut-être moins confortable. Aujourd’hui, on pousse vers l’usage de véhicules plus petits, légers et électriques, mais aussi moins rapides. Donc, un certain nombre de voyageurs pourront envisager le train. D’ailleurs, peut-être avez-vous vu que Trainline, distributeur de billets de train concurrent de la SNCF, remarquait qu’il y a énormément d’Américains qui se déplacent en train en Europe cet été, dont beaucoup de France vers l’Italie. C’est une offre qui fonctionne sur ces trajets.

 

Cela sous-tend une adaptation du réseau ferré : comment se positionne le Shift ?

Oui tout ce que j’ai dit précédemment n’a de sens que si les trains en question existent. On n’est pas allé au bout dans notre exercice de plan de transformation. Sur le ferroviaire, il faudrait mettre plus d’argent sur le réseau si on veut doubler, voir tripler sur le segment de la longue distance. Il faut vraiment investir sur le réseau ferré donc sauvegarder le plus possible les petites lignes en correspondance. Ce sont les petites rivières qui feront les grands fleuves pour amener du trafic et aller jusqu’à destination. Tout le volet modernisation du réseau principal actuel est un peu en rade, car le ministère des finances n’a pas encore débloqué les crédits. Par exemple, le Shift, contrairement à beaucoup d’organisations environnementales qui sont assez hostiles en général au projet de lignes nouvelles, n’est pas hostile au projet de ligne Lyon – Turin. La liaison permettrait d’avoir moins de camions dans les Alpes. Tout en sachant que tout chantier par nature consomme de la matière, de l’énergie et de la compétence humaine, cela serait amorti assez rapidement en exploitation derrière, puisqu’on a des trains qui émettent 50 à 80 fois moins qu’en avion par voyageur. Ce sont des lignes qui vont être bien employées et que le trafic actuel va conforter. On dit généralement qu’il y a à peu près 20 ans pour que cela se fasse. Si on veut avoir des choses pour avoir le réseau qu’il faut en 2050 avec un jalon intermédiaire dans 15 ans, alors il faut prendre des décisions assez vite. Autre exemple, nous soutenons aussi le projet de doublement de la ligne Paris – Lyon et le projet POCL (Paris Orléans Clermont-Ferrand Lyon). Il y a également le sujet des petits aéroports sur lesquels on n’a pas encore bien avancé. Plus l’offre ferroviaire sera annoncée, plus cela sera facile. La logique serait d’avoir quelques fermetures de petits aéroports où il n’ y a presque plus de vols et que les collectivités financent. Cela permettrait de financer soit un train de nuit, soit un rabattement sur une ligne ferroviaire.

 

En référence aux actions de Railcoop, des initiatives coopératives ont-elles un avenir ou est-ce anecdotique dans cette mobilité nationale ?

Non, je ne pense pas que ce soit anecdotique. On n’a pas forcément vocation en tant que Shift à tous se mouiller là-dessus, mais personnellement je suis assez favorable à l’ouverture à la concurrence. Cela permet d’avoir des initiatives de ce type-là et de questionner le monopole. On verra ce que cela donne. C’est un peu long à se mettre en place. En tout cas on a vu qu’il n’y avait pas de miracle. Il ne suffisait pas de faire monter la part de marché sur le frêt ferroviaire. Il faut surtout se concentrer sur les infrastructures disponibles pour assurer une qualité de service. L’ouverture à la concurrence a eu des effets sur l’offre de transport international, mais sur le domestique, c’est très réduit. Ça va venir et ça va plutôt aller dans le bon sens aussi. C’est l’État qui avait énormément peur d’ouvrir un réseau en open access sur la longue distance comme dans le secteur des autocars en 2015. Ainsi, avec ce système, pas de monopole local. Mais l’État avait très peur que la SNCF soit concurrencée sur les lignes les plus rentables et pour celles qui le sont moins, que l’offre soit fortement réduite. Pour moi ce sont des vues de l’esprit. Ce qu’on voit c’est finalement que Railcoop se positionne sur des lignes qui ne sont pas du tout les plus rentables et qui avaient été fermées, car compliquées techniquement à exploiter.